• Juchée dans un coin du ciel à des milliers de lieues de la Terre, la Lune était semblable à une grosse boule de cristal étincelante. Autour d'elle, les rayonnements d'étoiles éparses l'encadraient tels une foule de courtisans acclamant leur Reine. Une brise légère survolait la place de la Mosquée; çà et là, quelques passants tardifs rentraient sans empressement d'un Opéra quelconque. Un couple s'assit mollement sur un banc faisant face à l'édifice religieux, tandis que leur petite fille s'agitait autour d'eux. On aurait dit qu'elle s'émerveillait à mesure que les flocons de neige virevoltaient dans l'air froid et humide. Sans doute était-ce la première fois qu'elle en voyait.

    Soudain, la fenêtre d'un des appartements surplombant la place s'ouvrit, laissant apparaître un jeune homme d'une vingtaine d'années. Le visage livide, le regard éteint, il semblait observer la Mosquée sans vraiment la voir. L'enfant se réfugia aussitôt dans les bras de son père, effrayée qu'elle était par cet homme étrange qui murmurait des paroles inintelligibles en battant des cartes.

    « C'est fini, fini, répétait l'homme, l'air hagard. Ah, quelle naïveté de la part d'un pouilleux, de prétendre atteindre le cœur d'une reine ! ».

    Soudain, le visage illuminé par quelque chose qui s'apparentait à de la folie, il lança toutes les cartes de son jeu par dessus bord. Les as, valets et autres figures se mêlèrent aux flocons en tombant comme eux du ciel à la terre. L'homme monta alors sur le bord de la fenêtre et se laissa basculer comme s'il sombrait dans un profond sommeil. Le couple eut beau essayer de cacher cette scène à leur enfant, il était trop tard. On aurait dit que ses grands yeux bleus perdaient de leur innocence à mesure qu'elle le voyait tomber. Sans doute était-ce la première fois qu'elle voyait un homme répandre ses organes au sol.

     

    I

    Lorsqu'Ali Ayandeh avait poussé pour la première fois la lourde porte métallique du Pendjâb, une odeur âcre de résine l'avait immédiatement pris à la gorge. Il n'avait alors eut qu'une hâte, celle de quitter ces lieux au plus vite. A présent, non seulement il avait fini par s'habituer à l'odeur de l'opium, mais en plus il en consommait lui-même occasionnellement. Il ne pouvait plus compter le nombre de soirées qu'il avait passées là, dans ce même salon de thé, à cette même table, à faire les mêmes parties de carte. Ses habituels voisins de table, qu'il surnommait « les deux Om » en raison de leur prénoms respectifs - Omid et Omar, lui tenaient compagnie tous les soirs depuis qu'il avait quitté l'école pour travailler. Il fut un temps où ils étaient ses amis d'enfance. A présent, ils étaient devenus ses camarades de beuverie. En général, ils commandaient un narguilé pour accompagner l'alcool, ou une pipe à opium pour les grands évènements. Ali rentrait habituellement chez lui vers une heure du matin et se levait cinq heures plus tard pour partir au travail. Il était de ces hommes qui oublient leur peine avec le jeu : ses parties de carte quotidiennes étaient le meilleur remède qu'il avait trouvé à ce jour contre l'anxiété et la lassitude que lui procurait son travail d'ouvrier dans le bâtiment. Retrouver ses amis pour jouer lui donnait la merveilleuse illusion d'être heureux.

    Un soir, alors qu'il rentrait un peu plus tôt que de coutume, ses pas le guidèrent vers la gare sans qu'il n'y prête attention. Il repensa non sans amertume à la querelle qu'il avait eu quelques minutes auparavant avec Omar, avortant leur soirée au beau milieu d'une partie de cartes. Même Omid s'y était mis ! A l'origine, Omar avait clamé haut et fort sa foi pour le roi Reza Khan, ce qu'Ali n'avait pu supporter, étant partisan d'une nouvelle révolution citoyenne. Il avait donc souhaité lui rappeler le nom de tous leurs amis emprisonnés sous les ordres du Shah à cause de leurs opinions politiques divergentes, afin de mettre en évidence de l'aspect peu démocratique de la royauté. Finalement, le patron du Pendjâb, un monarchiste assumé, l'avait expulsé de son salon de thé sans ménagement. A présent, le jeune homme fumait nerveusement une cigarette en évitant soigneusement de se faire renverser par une voiture. A croire qu'il n'y avait pas un seul conducteur dans cette ville capable de conduire à vitesse raisonnable. Arrivé près de la gare, Ali remarqua une jeune femme élégante prostrée sur un banc. Il hésita à aller à sa rencontre : il lui semblait qu'elle pleurait. Mais en quoi cela le regardait-il ? Malgré tout, il tenait à l'observer de plus près : il fallait dire qu'elle était vêtue avec un tel raffinement, une merveille ! C'était bien la première fois qu'il voyait une aussi noble dame dans le sud de la capitale. Il se rapprocha d'elle discrètement, jusqu'à arriver à son niveau. Elle semblait effectivement être en train de se lamenter, à en croire les gémissements qui parvenaient à ses oreilles. Doucement, il s'assit à ses côtés, et hasarda une petite phrase qui se voulait réconfortante :

    « Vous allez bien, madame ?

    • J'ai l'air d'aller bien ? lui lança la femme entre deux sanglots, sans daigner le regarder. Il se sentit honteux et son visage se serait empourpré si la couleur de sa peau le lui avait permis. Il bafouilla donc un mot d'excuse et se leva, prêt à partir. Mais une main s'agrippa à la sienne, tant et si bien qu'il ne put se défaire de cette étreinte.

    « Non, veuillez m'excuser... Ce n'est pas à vous que je devrais m'en prendre. Vous n'y êtes pour rien, après tout. Je vous en prie, ne m'en tenez pas rigueur... »

    Le jeune entrouvrit la bouche sous le coup de la surprise. La femme, qui, jusqu'à présent, avait dissimulé sa tête entre ses bras recroquevillés, lui dévoilait enfin son visage. Et quel beau visage ! Les courbes gracieuses de ses joues ne le laissaient pas moins indifférent que le sombre éclat de ses yeux taillés en amande ou que sa peau d'une clarté et d'une douceur sans pareilles. Il revint alors sur ses pas, partagé entre l'émerveillement et l'ébahissement que suscitait en lui cette apparition presque divine.

    « Je ne vous en veut pas, madame, murmura-t-il du bout des lèvres. C'est ma question qui était idiote.

    • Non, elle était attentionnée. Et j'aimerais vous remercier de vous être préoccupé de moi, alors même que nous ne nous connaissons pas. » Elle tira de la poche de sa veste Chanel un mouchoir en satin sur lequel étaient brodées les initiales « N.D. » en lettres latines, et s'en servit pour essuyer ses larmes en se tapotant légèrement les paupières.

    « Vous savez... reprit Ali. Si vous avez quelque chose de douloureux sur le cœur et que vous ne pouvez garder pour vous seule, vous pouvez m'en faire part. Après tout, je doute que nous nous revoyons un jour. »

    La femme jeta dans sa direction un regard pour le moins surpris.

    « Enfin, euh... Excusez-moi. C'était vraiment déplacé de ma part, balbutia-t-il.

    • Mais non, non... Au contraire, c'est une charmante idée, déclara la femme, soudain ragaillardie. C'est vrai, après tout, nous ne nous reverrons plus. »

    Le jeune homme la considéra avec curiosité. A en juger de par ses vêtements, elle devait être une femme aisée. Très aisée, même. Sans doute était-ce une de ces nobles du nord de Téhéran ? Quoiqu'il en soit, elle était jolie. Elle eut un instant d'hésitation, réfléchissant sans doute à la meilleure façon de faire son aveu. Puis se lança.

    « Figurez-vous que j'ai tué quelqu'un. »

     

    II

    Ali se précipita dans son appartement, encore bouleversé par la confession qu'on venait de lui faire. Quelle femme ignoble et démoniaque ! Cela ne l'aurait pas étonné si on lui avait dit que le Sheitan lui-même la possédait : nul besoin d'être religieux pour le croire. Il se souvenait encore avec précision de la moindre de ses paroles, de ses mimiques, de ses sourires. Oui, elle avait souri en lui faisant ce terrible aveu. Un sourire triste, certes. Mais un sourire tout de même. Cela l'avait déconcerté, horriblement troublé, et il était parti sans se retourner, malgré les supplications de la dame. Voyant qu'elle le poursuivait, il avait couru de plus belle puis s'était jeté dans le premier taxi venu. Il avait finalement réussi à lui échapper de justesse, et à présent il était là, chez lui, à trembler de tout son corps en repensant à ce bref échange. Sans allumer la lumière, il se dirigea à tâtons dans sa chambre à coucher et extirpa d'une petite boîte posée sur sa table de chevet une substance noirâtre qu'il enfourna dans une pipe. De l'opium, rien que ça. Il en avait foutrement besoin.

    Ses tremblements cessèrent après quelques bouffées seulement. Mais son esprit était encore torturé par sa rencontre de tantôt. Il lui fallait une manière plus efficace de se changer les idées. Un jeu de cartes, par exemple ? Il se rappela de la dispute qui lui avait perdre deux amis d'un coup. Non, pas des cartes. C'est douloureux, de penser à des cartes, quand ça nous remémore de mauvais souvenirs. Mais il préférait encore se souvenir d'une simple querelle que de songer à une sombre affaire de meurtre. Il sortit donc les cartes de leur boîte et les étala devant lui; l'une d'entre elles se démarqua du tas en glissant de la table. Il se pencha pour la ramasser puis la positionna au niveau de ses yeux : la Reine de Cœur. Il frémit. La jeta à l'autre bout du canapé sur lequel il était avachi. La Reine de Cœur. C'est fou ce qu'elle lui ressemblait, à cette femme, avec ses grands yeux noirs et ses bouclettes brunes. Une Reine de Cœur cruelle, comme celle du roman de Caroll ? Ses tremblement reprirent de plus belle. Il aspira de grandes bouffées d'opium puis se redressa.

     

    « Pour se débarrasser d'un problème, il faut lui faire face. On ne résout jamais rien en se défilant », songea-t-il. Il se pencha alors vers la carte, la toucha du bout des doigts. Se rétracta aussitôt. « Je ne peux pas, je ne peux pas... » Des larmes perlèrent au coin de ses beaux yeux verts. Il s'endormit aussitôt, noyant son sofa de sanglots.

    Partager via Gmail

    votre commentaire