• Chapitre 2:

    "Ludovic !" criait-elle, la voix teintée d'angoisse. "Ludovic, où es-tu ?". La vieille servante courait avec peine entre les herbes, qui, il faut le dire, n'avaient pas été taillées depuis des années. Le soleil brillait entre les feuilles, et le doux gazouillement des oiseaux agrémentait cette ambiance printanière. La pauvre femme n'y faisait pas attention, et elle se serait arraché les cheveux, si seulement il lui en restait suffisamment pour le faire. Si elle ne retrouvait pas le petit garçon dans l'heure, il allait lui en coûter son travail ! Elle ne pourrait pas s'en tirer avec quelques excuses, comme d'autres fois où, distraite, elle l'avait laissé jouer dans la boue à son insu. Alors qu'elle passait près d'un petit ruisseau, un ricanement infantile résonna dans tout le bois. Elle se retourna vivement et, affolée, chercha la source de ce rire sinistre.

    "Tu n'y es pas, s'amusait l'enfant. Ca ne sert à rien de me chercher à terre."

    Après avoir fouillé dans tous les buissons alentours, la vieille gouvernante finit par l'apercevoir en levant la tête.

    "Vilain garnement ! s'offusqua-t-elle. Descend tout de suite d'ici !". Voyant qu'à défaut de lui obéir, il avait le culot de lui rire au nez, elle l'exhorta de plus belle: "Si tu ne descends pas tout de suite, j'irais me plaindre à ton père ! Pense à la raclée que tu te prendrait !...".  Le petit noble fit la moue. Elle avait trouvé son point faible, assez facile à deviner. Alors, tout en râlant, il descendit le grand chêne qu'il avait escaladé, avec toute son agilité d'enfant. Il se tourna vers la vieille femme et la regarda d'un air boudeur. On aurait pu se noyer dans ses grands yeux bleus comme dans une fontaine d'innocence.

    "Décidément, tu es trop mignon, toi, rouspéta la vieille femme. Dommage que tu sois aussi insupportable; on te donnerait pourtant le bon Dieu sans confession !"

    -Moi, ça me dérangerait pas, lança naïvement le marmot. J'aime pas confesser !

    -Non, Ludovic. On dit : "cela ne me dérangerait pas" et "je n'aime pas me confesser". Ce que tu as dit n'était pas français.

    -Oui, oui, je sais... "je n'aimeuh point me confesser" ! Cela vous sied-t-il, Mâdame ?

    -C'est parfait, jeune homme ! rigola la servante. Mais, pourquoi donc n'aimes-tu pas te confesser ?

    -Ben, ça sert à rien ! lança le garçonnet, avant de reprendre: euh, je voulais dire... Cela ne sert à rien."

    Soudain, le vacarme d'un vol de corbeau troubla le silence paisible de la forêt. On eût dit que deux groupes de ces oiseaux macabres se battaient farouchement. En même temps qu'ils piaillaient, la vieille femme tempêtait: "Tu es fier ? Tu es fier de ce que tu as fait ? Voilà ce que c'est que de s'opposer au bon Dieu !". Mais l'enfant ne l'écoutait pas; il observait avec surprise ce qu'il se passait au dessus de sa tête. Parfois, il lui arrivait de vouloir être un oiseau, libre comme le vent. Quitte à se battre avec d'autres oiseaux, comme les corbeaux de la forêt ! Ce serait toujours mieux que de partir à la guerre, comme il était d'usage pour les nobles de sa condition.

    Derrière lui, Térésa, la bonne, le poussait violemment dans le dos jusqu'au château du comte. La pauvre femme n'arrivait jamais à être prise au sérieux, tant sa superstition poussée à l'extrême lui enlevait toute crédibilité éventuelle. Sa triste figure ravagée par une vie de servitude succombait déjà sous les marques de l'âge. Finalement, elle n'était peut-être pas aussi vieille que ce que son visage laissait paraître: sans doute avait-elle cinquante, tout au plus, mais on lui en aurait donné soixante-dix. De plus, cela faisait trois générations qu'elle servait la famille d Ludovic. Elle en avait donc vu passer, des enfants, et de tous ceux qu'elle avait gardés, celui-ci était de loin le plus impertinent. Il avait sept ans, à présent. Sept ans passés à lui courir après, et à l'empêcher de faire ses bêtises de gamin. Mais cette tâche ingrate, celle de s'occuper de l'enfant d'un autre alors que l'on traîne déjà derrière soit le poids des années, lui rapportait cependant de quoi vivre sans beaucoup de privations, alors elle s'en contentait. Ainsi, au lieu d'être vêtue de haillons comme la plupart des personnes de sa classe sociale, elle portait une robe-tablier de bon tissu et cachait ses cheveux sous une indienne. De ses cheveux, en réalité, il ne restait que quelques touffes éparses sur son crâne bosselé; on y retrouvait quelques fois par miracle un ou deux de bruns, vestige d'une jeunesse disparue. Le reste du temps, sa maigre chevelure semblait entièrement blanche. Térésa avait peut-être beaucoup de défauts, mais ses qualités nous les faisaient oublier. En effet, elle restait une femme d'une grande bonté, en dépit des menaces dont elle se servait parfois lorsqu'un enfant qu'elle gardait faisait une bêtise. Ludovic la voyait un peu comme sa grand-mère, et nul ne doute qu'elle adoptait effectivement un comportement maternel avec lui.

    Ils arrivèrent enfin au château. C'était là que Ludovic avait grandi avec sa famille: dans ce grand pavillon néoclassique, soutenu par de grandes colonnes et serti de fenêtres conséquentes. Les plans du jardin frontal étaient directement inspirés du style Le Nôtre, à défaut de les avoir faits tailler par ce jardinier lui-même. Pour accéder à la porte principale, il fallait tout d'abord traverser cet imposant jardin puis monter quatre larges marches. Ainsi, on se retrouvait face au bâtiment central, le plus élancé des trois, dont le toit, en forme de coupole, était couronné d'un homme de bronze qui élevait un sceptre vers le ciel. Ce sceptre faisait office de paratonnerre tout en étant un élément de décor. Cette double fonction pratique-esthétique faisait de cette statue un trésor artistique très envié dans le pays: le château était d'ailleurs surnommé "le pavillon de Zeus", du nom du dieu de la foudre, auquel on attribuait souvent le géant de bronze. De plus, c'était un dispositif assez moderne, puisque les paratonnerre n'existaient que depuis dix ans; de quoi attirer davantage les envieux. La gouvernante et l'enfant rentrèrent par l'entrée de derrière, plus petite que la principale mais non moins luxueuse. Un laquais leur ouvrit:

    "Suivez-moi, Monsieur, votre mère vous attend."

     Hormis Térésa, tous les domestiques vouvoyaient Ludovic, malgré son jeune âge. Les nobles avaient cette tradition étrange de faire vouvoyer leurs enfants: à cette période de l'Histoire, la naissance prévalait encore sur l'expérience, du moins en France. Le jeune garçon suivit donc silencieusement la valet jusqu'au boudoir de sa mère, sans faire aucune remarque. Il était rare que ses parents s'intéressent à lui, et en général quand ils le faisaient, cela ne présageait rien de bon. Il se souvint, avec amertume, de ce jour où son père l'avait fait mander afin de lui apprendre qu'il avait une fiancée.

    Il trouva sa mère pensive, tournée face à la fenêtre, observant son mari s'entretenir au dehors avec un notable. Le domestique les laissa seuls, sur ordre de sa maîtresse. Les minutes s'égrainèrent, plongeant le fils et la mère dans un silence pesant. Ludovic attendait que cette dernière prenne la parole, c'est pourquoi il ne disait mot. Mais Elisabeth, sa noble mère, semblait perdue dans de profondes réflexions. Elle finit par lâcher: "Excuse-moi. Je cherchais mes mots." Puis, après avoir pris une grande inspiration, elle continua: "Tu vas partir. Demain." En voyant le visage de son enfant se couvrir d'effroi, elle se reprit précipitamment, en s'efforçant d'adopter un ton rassurant: "Mais ne t'en fais pas ! Tu pars seulement pour Paris, afin de suivre des cours. Tu es grand maintenant, il est temps que l'on s'occupe de ton éducation."

    -Vous viendrez avec moi ? bafouilla le petit garçon.

    -Voyons, Ludovic, cesse de faire l'enfant. Tu te passeras très bien de nous: tu auras en ta présence un précepteur et..."

    La jeune femme soupira. Devant elle, son gamin avait fondu en larmes, avant même qu'elle ait pu achever sa phrase. "Allez, viens, que je t'embrasse..." Le garçonnet obéit, puis, une fois dans les bras de sa mère, murmura: "Dites, mère... Elle vient avec moi, Térésa ?"

    -Tu plaisantes, j'espère ! s'esclaffa-t-elle. Cette bonne est trop rustique: si tu veux devenir un jeune homme bien élevé, il faudra que tu l'oublies.  Tu sais, c'est elle qui m'a élevée, et elle m'a si mal élevée que j'ai fait un mariage catastrophique ! Une femme de ma condition et d'une si grande lignée que la mienne (bien que financièrement, ça n'a pas toujours été rose) aurait mérité bien mieux. D'ailleurs, de mes soeurs, je suis la seule à avoir épousé un homme aussi rustre que ton père. Non, vraiment, ça n'apporte jamais rien de bon de fréquenter le bas peuple. Oublie Térésa, c'est pour ton bien.

    -Mais moi, je l'aime bien, Térésa...

    -C'est parce que tu ne connais qu'elle ! Vas, tu feras de belles rencontres à paris. Tu ne regretteras pas.

    -T'façon, on peut pas regretter un choix qu'on a pas fait.

    -Arrête de dire ça. Et apprend à parler bien français ! Comme quoi j'avais raison pour Térésa... Si tu savais, mon petit Ludovic, le nombre de provinciaux qui rêveraient d'aller à Paris...

    -C'est cruel !

    -Peut-être, mais en attendant, tu me remercieras bien assez quand tu seras grand.

    -Je croyais que j'étais "grand, maintenant". Finalement, je ne le suis pas ? Vous êtes cruelle, mère. Vraiment cruelle." Il quitta brusquement la salle.

     

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