• Interview parue sur le site des Inrockuptibles.

    Christiane Taubira, éprise de justice.

        Présentée comme le “maillon faible” du gouvernement Ayrault, Christine Taubira a pris une revanche cinglante en portant avec dignité la loi sur la mariage pour tous à l’Assemblée. Elle revient sur les combats qu’elle a menés et qui l’ont construite. Entretien.

     

    Etiez-vous heureuse de porter la loi sur le mariage et l’adoption pour tous ?

    Christiane Taubira - Cette loi était l’un des engagements du président de la République. Ce texte aurait pu être porté par un autre ministère. Mais il était logique qu’il soit porté par la Chancellerie car il concernait le coeur du code civil. Je ne cacherai pas qu’au début, ce texte n’était pas suffisamment porteur de sens. Il s’agissait de modifier des articles du code civil. Cela aurait pu en rester là, c’était même très fortement parti pour cela. Simplement, j’aime donner du sens aux choses que je fais. Avant le débat parlementaire, je me suis préparée très consciencieusement sur le plan technique et juridique. J’ai soigneusement choisi les consultations avant d’entrer en phase de concertation. J’ai beaucoup travaillé, beaucoup lu. J’ai organisé des séminaires à la Chancellerie. Mais, pour ma propre survie, il me fallait m’envoler de tout cela.

    Comment avez-vous décidé d’inscrire ce projet de loi dans une tradition de combat pour l’égalité ?

    C’est un cheminement. Quoi que je fasse, j’ai besoin de comprendre ce que je fais, d’en saisir l’importance. Concernant ce texte, j’ai besoin de comprendre comment j’inscris cette réforme dans l’histoire de la France, de la République, dans l’histoire de ses valeurs. Je pense que, dès qu’il est possible de le faire, c’est important de rappeler aux Français ce qu’ils ont fait de grandiose. C’est la meilleure thérapie contre la morosité ambiante. Ce peuple doute de lui. Depuis que je suis adolescente, j’ai abordé ce pays à travers son histoire, sa littérature, ses moments de fronde. Une des responsabilités des politiques est aussi de rappeler aux gens que leur histoire, ce n’est pas juste le chômage ou le PIB qui s’effondre. Que, même en période matérielle difficile, ils ont affronté des pouvoirs, parlé au monde entier et qu’ils ont continué à créer de nouvelles valeurs.

    Dans votre discours liminaire à l’Assemblée nationale, vous étiez très précise sur l’idée de faire entrer l’institution du mariage dans une stricte égalité des droits, vous avez rappelé un cheminement historique…

    J’ai dit, dès le départ, au président de la République que je ne voulais pas inscrire cette réforme dans une réponse ou un dialogue avec un seul groupe de citoyens. C’est une réforme de la société française. Je propose alors le terme “mariage et adoption pour tous”…

    C’est vous qui avez trouvé l’intitulé ?

    Oui. Le Président et le Premier ministre ont approuvé. Je leur explique tout de suite qu’on ne répond pas à une demande d’un groupe de personnes mais qu’on va réformer la société française et toucher à quelque chose d’essentiel. Je savais dès le début que ce serait difficile. J’ai exprimé au président de la République ma conviction que cette réforme provoquerait un ébranlement, je l’ai répété devant le groupe socialiste. Cette réforme touche à des représentations, ce n’est pas une réforme mineure ! À l’époque, tout le monde parlait de “réforme a minima”.

    Vous attendiez-vous à une si forte réaction, à ce qu’il y ait autant d’opposants dans les rues le 13 janvier ?

    La force de la mobilisation – incontestable même si moindre que ce que l’on a dit – ne m’a pas étonnée. Les organisateurs ont été habiles avec leurs manifestations familiales, festives. Je m’attendais à cet ébranlement. Je suis attentive à la société. J’ai le souci de ne pas nuire et celui de servir. J’ai été attentive aux propos. Je me suis rendu compte très vite qu’il y avait des malentendus. Si cette manifestation avait mobilisé des centaines de milliers de Français sur des choses très précises, très claires, j’aurais peut-être eu un autre rapport aux opposants. Mais cette mobilisation s’est fondée sur des malentendus construits de manière délibérée par la propagande de l’UMP, qui martelait que “les livrets de famille des hétéros vont disparaître” ou que “les mots père et mère vont disparaître du code civil”. Il était normal que les gens se crispent là-dessus. Mais ce n’était pas de cela qu’il s’agissait. Ma réaction a été d’accroître nos efforts de pédagogie, de répondre, de répliquer… de cogner aussi quand même (sourires)…

    Il y a des moments de flottement dans les mois précédant les débats. Le président de la République évoque la “liberté de conscience des maires”. Est-ce que votre rôle a été aussi à ce moment de tenir le cap ?

    C’était ma responsabilité de garder le cap. Le président de la République utilise ces termes dans un discours où il parle d’une loi républicaine qui s’appliquera à tous. Ils seront sortis de leur contexte, ce que je comprends, car quand j’ai entendu l’expression, je me suis moi-même crispée sur mon siège. Le lendemain, à la séance de questions d’actualité à l’Assemblée, je suis interpellée trois fois là-dessus. Je confirme le cap. Dès le lendemain, le Président a reçu une délégation LGBT.

    Pensez-vous que l’on a eu un beau débat, où les choses ont été dites, ou que l’on a assisté au “naufrage d’un débat” comme l’indiquait le titre d’un article du Monde ?

    Il y a eu incontestablement un beau débat pendant deux semaines. Il y a eu un naufrage aussi, des dérapages, c’est indiscutable. Mais ça ne me choque pas plus que ça. Lorsque j’ai estimé que les dérapages étaient inadmissibles, je les ai contestés, parfois avec virulence. Quand un député UMP a évoqué le “triangle rose” et un autre parlé “d’enfants Playmobil”. Il y a des choses qu’il ne faut pas laisser passer. Les attaques contre le gouvernement, c’est le jeu politique. Les agressions contre ma personne, franches ou sournoises, ça ne me touche pas, ils n’ont pas dit la moitié de ce qu’ils ont dit aux mois de mai et juin (après sa nomination, l’opposition la taxait de “laxisme” et “d’incompétence” – ndlr) et cela ne m’affectait déjà pas. Mais cette violence verbale, y compris avec un ton posé, contre les personnes concernées, “ces vies d’enfants saccagées”, a-t-on entendu… Au nom de quoi dit-on que la vie de ces enfants est saccagée ? Au nom de quoi regarde-t-on ces personnes, sans les connaître, pour dire que leur vie est saccagée ? C’est une violence inacceptable ! On ne fait pas de plaisanterie sur le triangle rose, sous aucun prétexte. Si on en parle, c’est avec recueillement, avec des mots forts. Les dérapages me concernant, je m’en moque…

    Même lorsque le président du groupe UMP, Christian Jacob, dit que vous êtes “indigne” ?

    La conception de la dignité de M. Jacob ne fait pas partie de mes inspirations philosophiques. Je le connais et j’ai l’habitude de ses poussées de caractère. Mais là, il a peut-être mis une dose supplémentaire. “Vous êtes à notre disposition”, m’a-t-il dit. Je ne suis pas sûre qu’il parle ainsi à d’autres ministres, ni avec une telle gestuelle (elle mime le geste du bras de Christian Jacob haranguant – ndlr). Rebondir là-dessus ne valait pas le coup, je préférais lui montrer que c’était sans effet. Je maintiens que c’était un beau débat. Les sondages sont montés à 66 % pour la loi.

    On vous a comparée à Robert Badinter et Simone Veil, cela vous a-t-il paru justifié ?

    Je ne fais pas de comparaison. Je ne raisonne pas comme ça. J’ai des convictions, je fais mon travail. Si je ne suis pas convaincue, je vais faire autre chose. J’ai beaucoup d’affection et d’estime pour Robert Badinter depuis des années. C’est l’une des premières personnes que j’ai reçues à la Chancellerie. Je l’ai appelé lorsque j’ai pris la décision d’ouvrir les postes de procureurs généraux à la transparence. Après, Simone Veil, c’est pareil, j’ai manifesté publiquement mon estime pour elle sauf que, dès la première heure, les députés UMP ont compris que je n’allais pas pleurer, que j’allais les trucider mais pas pleurer (rires). Depuis le début, contre ceux qui disaient que c’était une réforme a minima, contre ceux qui se sont mobilisés tardivement, j’ai dit que c’était une réforme importante ! J’ai voulu en faire une belle réforme. On aurait pu passer en courbant l’échine. Mais on pouvait aussi passer en se redressant.

    Votre côté littéraire et philosophique a marqué les esprits. On sentait bien que ce n’était pas cosmétique, que les auteurs cités avaient servi à votre réflexion…

    Pas pour ce texte. Je navigue chez ces auteurs depuis que j’ai 15, 16 ans. Depuis que je sais lire, je lis tous les jours. Avant, sur mon portable, ma messagerie proposait un extrait de poème que je changeais tous les huit jours. Je n’ai plus de portable sous la main depuis que je suis ministre. Le Premier ministre et le président de la République peuvent toujours passer par quelqu’un de votre entourage pour vous joindre. Quand vous êtes ministre, il y a toujours quelqu’un à côté de vous, c’est Orwell… (rires).

    Dans vos joutes verbales, vous déclamez de la poésie…

    Je n’instrumentalise pas la poésie, je ne cherche pas un effet. Il y a des instants où j’ai le sentiment qu’un poète a mieux concentré, mieux choisi les mots, pour dire ce que je veux dire. Je l’appelle alors à la rescousse. C’est tout. Je me suis parfois retenue… Inutile de mettre le feu…

    Cela faisait longtemps que l’on n’avait pas autant parlé de Léon-Gontran Damas, le moins connu des trois grands poètes de la négritude, avec Césaire et Senghor…

    C’est justice, parce que c’est vraiment un grand poète. C’est effectivement le moins connu des trois mais pourtant Aimé Césaire a dit que Damas avait écrit le premier poème de la négritude, qu’avec Pigments il avait été le premier à introduire une nouvelle écriture poétique. Ses poèmes sont inclassables ! Césaire a dit qu’il avait jeté certains de ses poèmes après avoir lu Damas. Mais comme Damas était un rebelle, un sauvage, il est resté en marge de la société.

    Vous avez réintroduit la littérature dans la politique…

    Je ne l’ai pas choisi délibérément. Il y a longtemps que je fais ça mais, avant, je passais inaperçue. J’ai cité un poème lors de ma première intervention comme députée. Les plus belles lettres de la politique, c’est donner de l’amour aux gens. C’est ce que font la poésie et la littérature. Il est anormal que ces mondes soient disjoints. C’est moi la norme, maintenant, ça change !

    Auréolée de ce qui vient de se passer à l’Assemblée, qu’allez-vous faire de cette victoire, qu’allez-vous porter ?

    Je vais vous décevoir. Je ne capitalise pas, je n’engrange pas, je ne suis pas dans cette logique-là. Je n’ai jamais eu de grandes capacités tactiques. Je suis sur des chantiers très différents, la prévention de la récidive, le réajustement de la carte judiciaire, la justice commerciale. Même durant ces deux semaines, je continuais à travailler sur d’autres dossiers, sur les auditions concernant la réforme constitutionnelle par exemple. Je suis dans l’instant. Je suis sincèrement dans la bataille. J’ai toujours été ainsi, c’est un tempérament, une éthique de vie. Simplement, j’ai été ainsi longtemps vulnérable, c’est-à-dire toute nue. Je suis toujours la même mais je ne suis plus toute nue. Je ne sens pas les coups de la même façon et j’ajuste ceux que je donne. Je suis complètement dans la bataille, dans l’instant, dans la sincérité, dans la rigueur, car être ministre est une responsabilité, pas une fantaisie.

    Comment se fait-il que vous soyez moins vulnérable ?

    L’expérience de la vie. La consolidation de mon éthique. J’étais vulnérable lorsque l’opinion des autres comptait, quels qu’ils soient. Contrairement à ce que l’on pense, j’écoute beaucoup. Mon éthique a toujours plus compté. Je la tiens de l’éducation de ma maman. Je l’ai juste densifiée, structurée. Il y a très longtemps que je sais qu’on ne fait pas n’importe quoi dans la vie, qu’on ne cède pas à la facilité, qu’on ne fait pas pour soi d’abord et contre les autres. On a dit en 2002 que j’étais imprévisible et incontrôlable. Mais ma discipline est dans mon éthique, elle n’est pas dans les ordres qu’on me donne, dans des arrangements, dans du donnant-donnant. Toutes les élections que j’ai gagnées, je me les dois. Je suis élue sur ma personne, non sur l’investiture d’un parti. À chaque élection, j’emprunte de l’argent que je rembourse. Je ne dois rien à personne.

    Que vous inspire le grand écart entre la Christiane Taubira de 2002, “fossoyeuse de la gauche” et la Christiane Taubira de 2013, “sauveuse de la gauche” ?

    Je ne lis pas l’Histoire par grands bonds. Je ne passe pas de 2002 à 2013. En 2002, mon score prouve que beaucoup d’esprits de gauche ont préféré mon discours à d’autres. Lionel Jospin m’a dit que je n’avais pas été tendre avec lui. Je lui ai répondu qu’il ne se rendait pas compte de la violence des critiques portées sur ma personne alors que tout le monde s’attendait à engranger ma mobilisation au deuxième tour. Il m’a répondu: “Je ne t’ai jamais critiquée.” Je lui ai répondu : “Mais tu as laissé faire tes lieutenants.”

    Je n’ai pas eu de moyens pendant cette campagne, les médias ne m’ont pas reçue, sauf à la fin. Ils parlaient de moi de façon critique. Au début, je n’étais pas dans la liste des tests d’opinion. On a organisé mon invisibilité pendant des mois. J’ai fait une campagne de terrain. J’ai réussi à convaincre 700 000 personnes. J’étais plus loyale à la gauche que le principal candidat de gauche. À partir de 2000, je ne votais plus les lois de la majorité. Je l’avais dit à Jean-Marc Ayrault personnellement et pourtant j’ai assumé l’intégralité de la législature durant la campagne. Je suis retournée trois fois dans certains endroits où les gens étaient dégoûtés de la gauche. J’ai fait une campagne loyale à la gauche. J’ai ressenti de manière violente l’accusation d’être le monstre qui a abattu la gauche. Mais je m’échappe vite de la violence au sens où je refuse de prendre les choses personnellement. Que signifie cette violence ? Que, quoi qu’elles fassent, il y a des personnes qui ne sont jamais à leur place dans ce pays. Du coup, je repars au combat parce que je me dis qu’il y a des gamins qui ne sont pas à leur place dans la société et pour eux je dois me battre.

    Aviez-vous ce sentiment il y a quelques mois lorsque des personnalités de droite et de gauche affirmaient que vous étiez le “maillon faible” du gouvernement ?

    C’est la même chose. Le message n’est pas ambigu : “Qu’est-ce que tu fais là ?” Dans leur schéma de pensée, je ne peux pas être garde des Sceaux. Là encore, c’est au-delà de moi. Certains ne sont jamais à leur place, selon eux. Ils considèrent que je serai toujours illégitime. Cela ne me fait pas pleurer. Ces propos me disent surtout des choses sur les personnes qui les tiennent.

    On sent une forte volonté de rupture par rapport à la justice émotionnelle de ces dix dernières années ?

    Oui, à cette nuance près que je ne me situe pas par rapport aux dix années passées. Je réfléchis au sens de la prison, au sens de la peine. Quelle peut être son efficacité ? Comment ramène-t-on les gens dans la société ? Si je ne les ramène pas, je leur permets de fabriquer d’autres victimes. En les ramenant dans la société, je contribue à la sécurité des Français.

    Recueilli par Frédéric Bonnaud et Anne Laffeter pour les "Inrockuptibles".

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  • En fouillant le web, j'ai finis par tomber sur un très bon article écris sous le quiquennat de Sarkozy (je le précise car c'est important). Bien qu'il ait été écrit il y a maintenant 5 ans, cela reste un bon article, et malheureusement toujours d'catualité. Je le retranscris donc ici; s'il vous a plu, que vous souhaitez le commenter ou voir les récations, dirigez vous sur le site hôte d'origine, celui du Monde.

     

    Homophobie = Identité nationale ?

    Tribune dans le Monde (27 Juin 2008)

    En matière d'égalité des droits entre les sexualités, la France est aujourd'hui à l'arrière-garde de l'Europe. Ainsi, le mariage s'est ouvert aux couples de même sexe chez nos voisins, aux Pays-Bas, en Belgique, en Espagne et maintenant enNorvège, tandis que le Royaume-Uni leur propose un partenariat civil égal au mariage. Au-delà, du Canada à l'Afrique du Sud, et, après le Massachusetts hier, aujourd'hui la Californie, la logique de la démocratie sexuelle se déploie à travers le monde. Mais à l'heure où elle s'apprête à assumer la présidence de l'Union européenne, loin d'en ouvrir le chemin, la France de Nicolas Sarkozy choisit defermer la marche de l'égalité.

    Certes, à la fin des années 1990, le pacs - auquel la droite s'opposait alors avec virulence - représentait bien une avancée ; mais aujourd'hui, il apparaît plutôt comme un sous-mariage. Et le projet d'union civile qu'annonçait naguère Nicolas Sarkozy, pour l'instant relégué dans l'oubli, ne serait-il pas en réalité une voie de garage réservée aux homosexuels pour mieux leur interdire l'accès à la filiation ? Quant à la réforme de l'autorité parentale qui se dessine, on n'y fait aucune mention de l'homoparentalité, comme si les parents homosexuels n'étaient que des "tiers" exclus.

    Du reste, cette exclusion ne touche pas seulement les couples de même sexe, mais aussi bien les personnes homosexuelles – alors même que le droit français interdit la discrimination fondée sur l'orientation sexuelle. Ainsi, la Cour européenne des droits de l'homme a récemment condamné la France pour avoir refusé l'adoption à Emmanuelle B. en raison de son homosexualité. Pourtant, le gouvernement n'a pas cru bon de réagir. Bref, par contraste avec un monde qui bouge, on voit la France se figer dans l'immobilisme d'un ordre traditionnel présumé immuable.

    L'homophobie d'Etat, c'est donc la nouvelle exception française – du moins parmi les sociétés qui se veulent démocratiques. Or n'est-ce pas là que l'homophobie ordinaire trouve sa justification, tout comme la xénophobie d'Etat légitime le racisme ordinaire ? Les violences infligées à deux hommes qui se tiennent par la main, ou les insultes dirigées contre deux femmes qui s'embrassent dans la rue ne signifient-elles pas le refus d'amours qui affichent une existence libre et égale ? Et la discrimination d'Etat, qui semble donner raison à ce rappel à l'ordre de l'inégalité des sexualités, ne vient-elle pas encourager l'homophobie quotidienne ?

    N'allons pas croire que cette question soit marginale, qu'elle touche les seuls homosexuels, voire seulement celles et ceux qui voudraient se marier ou avoir des enfants. En réalité, c'est un enjeu national. Rappelons qu'hier encore Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères, envoyait une circulaire demandant"aux consulats de refuser d'enregistrer les pacs dans les pays qui prohibent la vie de couple hors mariage de deux personnes de sexe différent ou de même sexe".

    Pis encore, aujourd'hui, Frédéric Minvielle, Français marié à un Néerlandais, a été déchu de sa nationalité (et à ce jour, les protestations n'y ont rien changé) pouravoir acquis celle de son conjoint – sanction qui lui aurait été épargnée s'il avait épousé une Néerlandaise. C'est pour la France la manière la plus brutale de ne pas reconnaître le mariage des homosexuels, légal aux Pays-Bas.

    Bref, d'une part, la définition du pacs s'arrête aux frontières nationales, mais d'autre part, en retour, le mariage définit les frontières de la nation. Ce n'est donc pas un hasard si la campagne contre l'immigration dite "subie" passe aujourd'hui par un contrôle accru des mariages binationaux et de la filiation dans le cadre du regroupement familial : c'est a priori qu'on soupçonne désormais les étrangers de "mariage blanc", voire de ce qu'on appellera bientôt sans doute "filiation blanche". L'identité nationale selon Nicolas Sarkozy est bien une affaire de famille.

    Pendant la campagne présidentielle, interpellé sur son soutien à une définition du mariage homophobe, puisqu'elle en exclut les homosexuels, le candidat répondait : "Je ne vous accuse pas de ne pas aimer les hétérosexuels parce que vous défendez cette position, je vous serais reconnaissant de considérer que je ne suis pas homophobe." Mais il n'en fondait pas moins son choix politique sur sa nature sexuelle, en ajoutant aussitôt : "Je n'ai pas fait le choix de l'hétérosexualité, je suis né hétérosexuel."

    La question n'est pourtant pas de savoir si Nicolas Sarkozy est homophobe, ou pas – s'il "subit" son hétérosexualité, ou non. Au-delà de son identité personnelle, le projet politique du président ne serait-il pas aujourd'hui de proposer une version française de la démocratie sexuelle, étroitement hétérosexuelle ? Davantage que chez nos voisins qui ouvrent le mariage aux couples de même sexe, on devine d'ailleurs qu'elle serait compatible avec les racines chrétiennes que Nicolas Sarkozy revendique pour la France, comme Benoît XVI pour l'Europe.

    L'exception française n'a donc rien d'accidentel. L'homophobie d'Etat actuelle n'est pas une politique par défaut, simple résidu d'un conservatisme voué à être dépassé. Plus profondément, et de manière plus inquiétante, c'est l'autre visage de la démocratie hétérosexuelle, soit un projet d'identité nationale fondé sur l'identité hétérosexuelle exclusive. Avec Nicolas Sarkozy, la xénophobie d'Etat se marie dangereusement à une homophobie d'Etat.

     

    Co-auteurs:

    Daniel Borrillo, juriste, Paris-X-Nanterre ;

    Eric Fassin, sociologue, Ecole normale supérieure ;

    Noël Mamère, député (Verts) de Gironde ;

    Caroline Mécary, avocate d'Emmanuelle B. et de Frédéric Minvielle.

     

     

     

     

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2008/06/27/homophobie-identite-nationale_1063688_3232.html 

     

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