• Prologue

    Prologue 

    ____Enfin. Il était là. Celui qu'il avait craint, qu'il avait tant appréhendé. Ce jour maudit qui fait trembler les mortels.

     __Sans doute était-il arrivé trop brusquement, trop en avance: à trente deux ans, on ne s'imagine pas dire Adieu à la vie, à moins de l'avoir choisi. Oui, vraiment, il était venu trop tôt. Ses bourreaux ne lui avaient laissé qu'une nuit depuis l'annonce de son exécution jusqu'au jour fatidique. Une nuit pour penser une dernière fois, vivre une dernière fois, ressentir une ultime angoisse. Des années plus tard, à la veille de son exécution, Louis XVI se couchera à vingt deux heures précises, comme s'il s'agissait d'un soir comme un autre. Pour le jeune révolutionnaire, il était hors de question de passer ces précieuses heures à dormir; ainsi, il s'agit sans doute de la nuit la plus chargée de son existence. En douze heures, il se métamorphosa comme s'il avait vécu trente ans de plus. Un changement exclusivement moral, cela va de soit: vers vingt heures, il était tout d'abord retombé dans l'univers merveilleux et féérique de son enfance, pour finalement acquérir la sagesse d'un vieil homme sur les coups de huit heures. A présent, il était un homme nouveau: un de ceux qui n'existent pas pour vivre, mais qui vivent pour exister. Bref, un homme qui ne survivrait pas une journée.

     __Son existence prendrait fin aujourd'hui, car ils l'avaient décidé. Eux, le gouvernement, les chiens du Roi. Eux, oui, eux, ceux-là mêmes qui prétendent croire en Dieu, mais qui veulent faire la loi à sa place. Eux qui marchent sur la religion, et bien pire encore: sur le peuple !

     __A présent, tous les yeux étaient rivés sur le jeune condamné. A huit heures, le geôlier était venu le chercher dans sa cellule. Il avait dû quitter son bel uniforme pourpre pour revêtir des haillons dépouillés sur le corps de son prédécesseur. Et maintenant, il était là, les mains attachées dans le dos, poussé par deux gardes, face à une foule de curieux. Une foule de gens qui n'avaient jamais assisté à aucun de ses discours mais qui venaient à la fin le voir mourir. Cela n'était pour eux qu'un petit passe-temps, un de ces divertissements dont les français avaient le secret jusqu'en 1981. Mais il ne se laissa pas intimider par tous ces regards amusés, et monta sereinement les marches qui le menaient à l'échafaud, conscient qu'il ne referait pas ce parcours deux fois dans sa vie. En passant à côté du bourreau, son extravagance lui dicta une dernière folie: celle de poser ses lèvres sur le morceau de toile qui couvrait le visage de ce dernier. Un cri parcouru la foule: comment, à deux pas du trépas, pouvait-il se permettre d'agir ainsi ? Il ne fit guère attention aux insultes que lui lançaient le public, et il s'exclama non sans ironie: "Je t'offre mon dernier baiser, ô mon Destructeur !". Un Destructeur, oui, en opposition au Créateur, de Dieu tout puissant. Car si le Ciel est Créateur, l'Homme, lui, est sans nul doute Destructeur.

     __Il jeta un regard furtif sur l'assemblée. Là. Il l'avait aperçue, elle, la seule de toute cette foule qui l'aimait, lui. Elle était venue sans leur fils, et c'était sans doute ce qu'il y avait de mieux à faire. Elle était venue pour le soutenir jusqu'au dernier moment, avec sa chevelure d'ébène, sa peau épicée, son ventre arrondi par leur amour; avec son regard d'ambre et ses belles mains, ses jolies mains avec lesquelles elle avait écrit des pamphlets abolitionnistes, avec lesquelles elle avait bâti leur univers commun. Venue le soutenir de sa présence, une présence qui malheureusement lui évoquait également l'arrivée prochaine d'un enfant qui ne connaitrait pas son père.

    "Mon enfant, je suis sûr que tu seras heureux, songea tristement le condamné. Tu ne regretteras pas un père que tu n'auras jamais connu, du moins, tu le regretteras sans doute moins que ton frère que j'ai eu la chance d'élever. Tu me regretteras moins que si tu avais goûté au bleu de mes yeux, au timbre de ma voix... C'est moi qui te regrette, c'est moi qui suis dévasté de ne jamais connaitre la couleur de tes yeux, de ne jamais pouvoir t'entendre parler, de ne jamais avoir la chance de sentir le parfum de ton adorable frimousse. Quel plaisir c'eût été de te connaitre".

    Hélas, les tendres remords du jeune homme furent interrompus par une phrase du bourreau : "As-tu un dernier mot à dire ?" Fini. C'était fini. Plus de discours révolutionnaires enflammés. Plus de réunions entre camarades anarchistes. Plus de prières en un dieu inexistant, plus de traversées en voilier, plus d'étreintes avec quiconque, perdus les yeux de Clarence, unique femme de sa vie. La foule, à ses pieds, semblait le haïr ! Pas étonnant, quand tous les murs de Paris ont été placardés de ce message : "Demain à huit heures trente, sera pendu un ennemi du Roy". Mais la haine empêche d'avancer. Alors, comme Jean Calas avant lui, il s'exclama: "Je meurs sans haine", puis, alors qu'on lui passait la corde au cou, il cria "Liberté ! Egalité ! Fraternité !". Il lança un dernier regard vers sa dulcinée. Il sentit une larme couler sur sa joue. Peut-être même plus qu'une... Il pleura en pensant à la cruauté de la vie, cette vie qui arrache des parents à leurs enfants, qui sépare des amants en envoyant au bûcher ceux qu'elle ne peut plus soutenir.

    "Espoir" fut son dernier mot, murmuré pendant que la corde lui roulait sur le cou. Il retint sa respiration. Le sol sous pieds s'effondra. Et pendant qu'il sombrait dans un sommeil éternel, il entendit une voix l'appeler au loin...

     

    Chapitre 1

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