• Il s'agissait d'un projet de long roman que je voulais faire en troisième... Voilà l'introduction, écrite il y a quelques années, que je voulais faire :

     

     

     Paris, Gare du Nord.

     

    Vif comme une brise d'automne, il déambulait dans les rues du quartier commerçant, cigarette au bec. Voir cet endroit si animé le désespérait, lui qui ne rêvait que d'un peu de solitude, de calme avant la tempête. « Il ne faudrait pas que cette foule si chaleureuse me détourne de mon but » pensa t-il. Mais parmi eux, parmi tous ces mortels d'âges divers, il se sentait plus vivant que jamais, plus conscient encore de cette présumée « chance » qu'il avait d'être là. Une chance bien éphémère.

    « Pourtant, je n'ai aucune raison d'être ici. Aucune. Ma vie est foutue, finie, achevée. Pas comme lui, là ! » songea t-il en voyant un enfant courir vers lui en manquant de le bousculer. « Enfin, je me suis résigné. Mais quelle merde n'empêche, d'avoir raté si prêt du but ! Après tant de travail. Tout ça n'a plus d'importance... C'est fini. Fini... »

    Il demeura un instant immobile. En face de lui, un homme d'une cinquantaine d'années s'activait à décharger un camion de ses cargaisons.

    « J'ai bien envie de parler à quelqu'un, soudainement. Celui-ci fera l'affaire. »

    Il s'approcha donc de son homme, avec une assurance qui ne lui ressemblait pas. « Puis-je vous aider, mon cher ? » L'autre parut surpris. Après une mince hésitation, il répondit :

    « Non, ça ira... »

    -Permettez-moi d'insister, m'sieur. Il s'agirait de ma dernière bonne action. »

    Le quinquagénaire éclata de rire. « Voyons, ne dites pas ça mon enfant. La vie est longue, vous aurez bien le temps de faire d'autres bonnes actions. Mais si vous y tenez tant, prenez donc une de ces caisses et venez l'apporter au magasin. »

    L'adolescent se mit à sourire en voyant sa requête accordée. Caisse en main, il suivit donc son « cher » livreur jusqu'à la réserve de la boutique. Après avoir fini son labeur, son regard vint se poser sur sa montre.

    « Excusez-moi, dit-il, je vais devoir vous quitter. Mon train va bientôt partir en gare. » Sourire suspect.

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  •    Depuis quatre ans que j'allais à l'école, rien ne changeait. Les jours de cours, après avoir mangé des céréales pendant que ma mère lisait le journal, je partais, un gros sac bien chargé sur les épaules. Pendant les vacances, j'allais parfois chez mes grand-parents à la campagne, si maman en avait les moyens à cette période-là. Ma routine était profondément installée.

     

      Mon maître d'école était un homme jovial, semblable à un gros bouddha joyeux. Il faisait tous ses cours assis, fatigué par son embonpoint et par le poids des leçons qu'il avait à nous apprendre. Son fils, un petit garçon frêle qui s'appelait Nowaki, était dans notre classe. C'était un enfant espiègle, intelligent, entreprenant et plein de répartie. Parfois, j'admirais son courage lorsqu'il se défendait face aux adultes. Mais les autres élèves ne l'appréciait guère: il était franc, et donc souvent blessant. Dans la classe, il était assis juste devant moi, collé contre le mur qui donnait sur le couloir. Il ne me parlait pas beaucoup. A vrai dire, il ne m'avait parlé qu'une seule fois, pour me dire que j'étais « trop gentil » et que ça allait finir par me retomber dessus. Je n'ai pas su comment le prendre.

      J'étais le seul dans la classe à être Noir. L'année précédente, il y avait dans ma classe une autre fille qui partageait avec moi ce teint d'ébène qui marquait notre différence, dans un pays où cela n'était que très peu toléré (heureusement, ma mère était toujours prête à me défendre !). Cette fille, je ne l'ai plus revue, depuis que le nouveau gouvernement a supprimé la mixité à l'école. Il n'y avait plus que des garçons dans ma classe, et plus qu'un seul Noir: moi. A part moi, le maître et son fils, il n'y avait donc plus que des gens très clairs. Ca me rendait triste, parfois, même très triste.

      Mais à part ça, faut avouer qu'on s'amusait beaucoup. On était pas très nombreux dans notre classe, alors tout le monde pouvait s'exprimer sans offenser le maître. Moi, j'étais plutôt timide, alors je ne disais rien. Mais au second rang, par exemple, il y avait au milieu un garçon grassouillet, et très bavard. Il s'appelait Stéphane, mais tout le monde l'appelait par son nom de famille, Bergnat, pour le différencier de l'autre Stéphane de la classe. Il parlait toujours très fort et faisait rire tout le monde, ou presque. Moi, il ne me faisait pas rire; j'avais suffisamment souffert de ses propos mesquins pour ne plus apprécier ses blagues. Depuis que j'étais à l'école, il avait toujours été dans ma classe. Et c'était lui le premier à m'avoir fait remarquer que je n'avais pas la même couleur de peau que ma mère. Il ricanait, et c'était horrible, parce que toute la classe ricanait en même temps avec lui. Il a fallu que la maîtresse intervienne pour qu'ils se dispersent. Je m'en fichais de savoir que ma mère m'avait adopté, mais c'est le fait qu'il m'humilie avec son rire débile qui l'a déplut. Et puis, faut dire que Bergnat était populaire, alors tout le monde était de son côté, ou presque; je n'avais donc pas été beaucoup soutenu. Ce n'est pas vraiment étonnant; mine de rien, souvent les gens les plus méchants sont les plus populaires. Ca marche à l'école, mais aussi à d'autres échelles de la société. Si ce que je dis n'est pas vrai, comment expliquer que dans beaucoup de pays des racistes aient accédé aux hautes sphères du pouvoir ? Heureusement, Bergnat était tout de même loin de faire l'unanimité. Derrière moi, il y avait la place de l'autre Stéphane, qui vouait une haine sans limite au gros Bergnat. Il était toujours là à ruminer dans son coin, au fond de la salle. Parfois, quand je me retournais, je le voyais rouler des boulettes de papier destinées à être jetées sur son rival. Il me faisait un peu peur. Nowaki aussi n'aimait pas Bergnat, mais il n'aimait pas Stéphane non plus: il se moquait des deux. Et puis il y avait Julien, un petit garçon encore plus chétif que Nowaki, qui détestait le gros Bergnat, parce que celui-ci s'était moqué de moi. Il était au premier rang à côté de la fenêtre et était mon meilleur ami; de temps à autres, il se retournait vers moi me souriait. Je l'aimais beaucoup.

     

     C'était ma routine; mais un jour, il a bien fallu que cela cesse. Ca a commencé un matin, alors que j'arrivais à l'école, mon sac rempli de livres et cahiers. Une voiture de police était garée dans la cour. Je suis monté à la salle de classe, étonné d'y voir plusieurs policiers occupés à installer une télévision sur l'estrade, et le maître qui les regardait faire d'un air stoïque. J'ai rejoins ma place, en lançant un regard interrogatif à Julien, qui me répondit par un haussement d'épaules. Devant moi, Nowaki faisait des origamis. Il ne semblait pas surpris, sans doute parce que son père avait dû le prévenir.

      La classe était silencieuse comme elle ne l'avait jamais été. Tout le monde observait les policiers, sauf le maître, qui avait fini par plonger son regard dans sa paperasse, et son fils, qui continuait à plier d'innombrables oiseaux de papier. C'est pourquoi tout le monde a remarqué, mis à part ces deux-là, la petite boîte noire qu'installait un des hommes au coin du mur, près du plafond. A huit ans, je n'étais pas encore capable d'identifier cette chose au premier coup d’œil.

      Quand les policiers eurent fini de régler la télévision, ils nous y passèrent un film de quelques minutes. On y voyait le Président qui défilait devant une foule qui l'acclamait. Les gens les plus méchants sont souvent les plus populaires. Il tenait ds discours enragés, faisait palpiter tous les coeurs, était pris en photo avec un poupon dans les bras. Puis une voix-off nous dit que le Président était là pour nous guider en ces temps obscurs où la famille se déstructurait. Nous vîmes des images de femmes au foyer, de famille unies, mais pas aimantes, composées toujours selon le même modèle: un père, une mère, et une ribambelle d'enfants. D'après la voix-off, c'était le modèle à suivre. Pas d'alternative possible. A partir du moment où ils nous présentaient cette vidéo, nous étions tous prédestinés à nous marier, avoir une flopée d'enfants, et entretenir une femme grâce à notre travail et notre patriotisme. Je pensais à ma mère. Elle m'avait élevé seule, avec son amour et sa droiture. Elle m'avait inculqué les plus belles valeurs, et je n'imaginais pas d'autre famille que la notre. La présence d'un homme aurait certainement troublé notre complicité. Ma mère, au foyer, ne m'aurait jamais offert le visage épanoui d'une femme libre. Je ne l'aurais jamais admirée pour son courage. Quel que soit notre type de famille, il nous est impossible de nous l'imaginer autrement. Le Président non plus ne s'imaginait pas d'autre famille que la sienne, ce qui est compréhensible; mais il voulait l'imposer à tout le monde, comme s'il n'existait pas d'autre modèle possible. La vidéo continuait. Elle disait que pour rétablir « l'équilibre naturel basé sur la différence entre les hommes et les femmes » le gouvernement avait entrepris depuis un an de séparer les garçons et les filles à l'école. Nous vîmes des petits garçons saluer d'un geste militaire un tableau à l'effigie du Président, puis des petites filles tricoter des vêtements pour nourrissons. C'était donc pour cela qu'il n'y avait plus de filles dans notre classe: pour former des hommes dirigeants, et des femmes à l'opposé de ma mère ? J'avais la sensation de subir une injustice. La vidéo s'acheva sur cette phrase : « Jeune citoyen, ton devoir est avant tout de servir la patrie. » Les policiers remballèrent le matériel et sortirent silencieusement. La boîte noire était toujours là.

     Le maître attendit que la voiture quitte l'enceinte de l'école pour se retourner vers nous et nous dire : « N'y faites pas attention les enfants. Ce n'est que de la propagande. Des mensonges, si vous préférez. » Et le cours commença enfin... Le lendemain, il n'y avait plus de professeur à face de bouddha.

      Une nouvelle institutrice se présenta. Elle était très jeune par rapport au maître qui allait, lui, sur ses cinquante ans. Elle avait de longs cheveux blonds et de grands yeux bleus cernés par une grosse couche de maquillage. Ses dents, encadrées par un rouge à lèvre pourpre, étaient trop avancées. On aurait dit un cheval.

    « Bonjour les garçons ! A partir d'aujourd'hui, je serais votre nouvelle maîtresse. Bon, je vais faire l'appel. Alonso... Bergnat... Clairon... Guernier... Hagawa... Hagawa... Hagawa Nowaki est absent ? »

    En effet, la place devant moi était vide. Mince, c'est malin; tous les regards étaient tournés dans ma direction. Je ne pu m'empêcher de rougir, alors que je savais pertinemment que c'était la place de Nowaki qu'ils regardaient et non pas moi.

      Nowaki revint en cours au bout de deux semaines. Il avait l'air changé. Quand je lui demandai où était son père, il me répondit par un beau regard sombre trempé de larmes. Je me suis donc tu.

      Quelques jours plus tard, des policiers vinrent à nouveau, mais cette fois-ci pour installer un portrait du Président au dessus du tableau noir. Bergnat commença le premier à taper des mains. Puis, bientôt, tout le monde applaudit. Sauf Nowaki. Moi, j'applaudis parce que Julien applaudissait. Et aussi, je l'avoue, pour faire plaisir à la maîtresse: depuis qu'elle était là, les élèves les plus dociles étaient récompensés de médailles et suppléments à la cantine.

     

      Chez moi, ma mère était très anxieuse. A chaque fois que je lui parlais de l'école, elle s'indignait et me bombardait de questions. J'ai finis par en avoir marre et ne plus rien lui dire. La maîtresse aux dents de cheval avait fini par me persuader que la place d'une femme était à la cuisine, et qu'elle devait se taire. Pourtant, le fait qu'elle était elle-même une femme et qu'elle était institutrice et donc active était contradictoire: faites ce que je dis, pas ce que je fais. Et puis, maman me délaissait: elle allait tous les jours chez Nowaki, depuis quelques temps ! Je me mettais à vouloir une mère au foyer, une mère comme celle de Bergnat. Celui-ci, que l'ancien maître haïssait, était à présent le chouchou de la maîtresse, couvert de médailles et encore plus gras maintenant qu'il avait droit à des suppléments à la cantine. C'est ce à qui nous aspirions tous, mis à part Nowaki.

      Nowaki, j'avais arrêté de l'admirer, lui: il était devenu asocial, et en plus il me volait ma mère ! Un jour, pourtant, il regagna ma confiance. La maîtresse venait de nous distribuer les paroles d'une chanson en l'hommage du Président, quand il se retourna vivement pour m'arracher la feuille des mains. Il en fit un oiseau. Courroucé, je lui criai: « Rend-la moi ! » mais, à la place, il me donna une feuille garnie de motifs fleuris, et me dit: « Essaye ! ». Intrigué, je commençai par plier la feuille en deux. Il m'expliqua la suite. Pendant que nous donnions ensemble vie à un petit oiseau de papier, les autres élèves chantaient à la gloire du Président. J'étais émerveillé. Il me regarda à travers ses cheveux d'onyx, et murmura: « Moi, c'est mon père qui me l'a appris. » Les larmes lui montèrent aux yeux. « Il y a un peu plus d'un mois, trente-six jours exactement, je rentrais des cours avec lui. Il me tenait la main, et marchait devant moi. Soudain, j'ai vu un point rouge sur son costume sombre. Un point rouge lumineux. L'instant d'après, il y avait un trou à la place de ce point. » Il éclata en sanglots. « Ils l'ont tué. Je suis seul chez moi maintenant. Ma 'mère' est partie quand j'étais petit. » Il m'attrapa les épaules, et continua: « N'en veut pas à ta mère, je t'en supplie... Tous... tous les jours, grâce à son aide, je peux manger, et survivre... »

    Je ne savais vraiment pas quoi dire. Dans ma tête, une image défilait: celle d'un gros bouddha étendu par terre, le visage blême, et un trou dans le dos, d'où s'échappait des filets de sang. Ils ont tué Bouddha. Mais qui a pu faire ça ? Nowaki m'assurait que c'étaient les policiers, mais je ne voulais pas le croire. C'était en les applaudissant que j'avais eu un supplément à la cantine, et je n'avais pas pu applaudir des meurtriers !...

    Depuis tout à l'heure, la maîtresse nous lançait des regards inquisiteurs. Elle semblait se douter de quelque chose, mais cela n'empêcha pas Nowaki de me lancer : « Fait gaffe, Oscar, la ville est truffée de snipers. » Je ne le pris pas au sérieux.

      Le lendemain, la maîtresse s'amena les bras chargés de petites boîtes enrobées dans du papier cadeau. Elle s'exclama: « Les enfants ! Devinez-quoi ? Le Président vous offre quelque chose, comme vous avez été bien sages ! » et nous donna à chacun un paquet. Quelle ne fut pas notre surprise d'y découvrir une statuette à l'effigie du Président ! Bergnat poussa un cri de joie. Nowaki lui lança un regard rempli d'amertume. Le soir, quand je rentrai chez moi, je présentai ma statue à ma mère. Elle eut l'air peiné. Elle la posa sur la table à manger et passa toute la soirée à l'observer silencieusement. Puis, au moment où je m'apprêtais à aller me coucher, elle se décida enfin à briser ce long silence: « Comment a réagi Nowaki ? »

    • Pourquoi tu me parles de lui ? » lui répondis-je, agacé.

    • Il ne t'a pas expliqué ? »

    Il y eut à nouveau un moment de silence. Je le savais, que son père était mort. Mais au fond de moi, j'étais toujours jaloux de l'attention qu'elle lui portait. Et pourtant, je n'avais aucune envie de connaître la situation de Nowaki. A l'heure actuelle, il devait souffrir, tout seul dans sa grande maison, privé de son Bouddha, à maudire la statuette du Président.

    « Reste vigilant, Oscar: il y a une caméra installée dans votre salle de classe », continua maman. Cette étrange boîte noire... C'était donc ça ?? Oui... Oui ! Mais OUI ! Au moment où ils l'installaient, ni Monsieur Hagawa ni son fils ne l'avaient remarquée ! Nowaki était trop occupé à faire des origamis... Et son père... son père avait prononcé cette phrase fatale: « C'est des mensonges » ! Et maintenant, qu'allait-il se passer ? Nowaki avait été imprudent, ces jours-ci. Il avait fait un oiseau avec la chanson du Président. Son air dépité n'avait échappé à personne quand il avait découvert la statuette, pas même à la caméra. Je fus pris de sueurs froides.

    « Oscar ? Oscar ? Ça va ?! »

    • Oui, maman... Enfin... Nowaki... Il a réagi, tu vois... assez mal... »

    • Comment ça ??

    • Bah, Bergnat était content quand il a reçu la statuette, et Nowaki l'a mal regardé. Mais, pour un simple regard, il ne peut rien lui arriver, non ?

    • … J'espère. » Ce n'était pas la réponse que j'attendais.

    Maman, affolée, sortit de chez nous avec une telle précipitation qu'elle oublia de se chausser. Elle me laissa seul, en pyjama, au milieu du salon. Cette fois-ci, je ne lui en voulais pas. A huit ans, je venais de découvrir l'horreur. J'attendis une heure, sur la chaise où je prenais habituellement mon petit déjeuner. Maman rentra; il était vingt-deux heures trente. L'orage avait éclaté dehors. Elle portait un ciré noir. L'orage avait éclaté dehors. Je reconnu cet imperméable: c'était celui que portait Monsieur Hagawa les jours de pluie. Nowaki avait dû le lui prêter.

    « Bah... Tu ne dors pas ? » s’inquiéta ma mère.

    Je lui lançai un regard triste. Elle s'approcha de moi, calmement, et mis sa main dans mes cheveux. « Il va bien... Ne t'en fait pas. » Les larmes commencèrent à perler au coin de mes yeux. Elle m'embrassa sur le front, retira la ciré et me pris dans ses bras pour me porter jusqu'au lit. Ses pieds étaient trempés et saignaient un peu. Elle avait dû marcher sur du verre. Elle se coucha à côté de moi sur le lit, comme d'habitude: chez moi, ce n'est pas comme chez Julien où les autres garçons de la classe. Nous ne sommes pas très riches. Mais nous avions toujours été heureux; bien plus heureux que Bergnat et tous les autres qui se moquaient de moi. S'il m'avait fait des remarques amères, c'est parce qu'il était jaloux. Jaloux de ma mère, qui a fait des études et travaille. Jaloux de ma couleur de peau, qui s'embellit au soleil tandis que la sienne brûle et rosit. Jaloux que ma mère m'aime tellement qu'elle a choisi de m'avoir. Jaloux de moi parce que le petit Nowaki m'aime bien, moi.

      Je posai ma tête sur l'épaule de ma mère. Elle sentait bon la fleur d'oranger. Maman était Andalouse, elle aimait bien se rappeler les jardins de l'Alhambra. Dans l'obscurité, je parvenais à peine à distinguer son visage de l'oreiller. Sa main me caressait les cheveux, je me sentais tellement bien que j'en oubliais tous mes soucis. Puis, soudain, elle arrêta. Elle me chuchota « Tu dors ?... », et, alors que je lui répondais « non », elle me prit dans ses bras en disant: « Tu sais, si tu as des choses sur le cœur, n'hésite pas à te confier. Je suis là pour ça. » Alors, je lui parlai de Bergnat. Je lui en avais déjà parlé maintes fois, mais il me restait toujours un soupçon de rancune. Maman me dit que c'était un idiot pourri gâté, qu'il venait d'une famille ultra conservatrice et réactionnaire, que son père était à la solde du gouvernement et que sa mère était le modèle même de la ménagère qu'ils nous avaient montrée dans le film de propagande. Maman semblait assez bien les connaître, étant syndicaliste et militante rouge, elle avait une assez bonne connaissance du monde qui nous entourait, sortait beaucoup, et connaissait beaucoup de gens, même des gens opposés à ses valeurs, comme la famille Bergnat. Elle me dit aussi que la vie était injuste et que c'étaient toujours les plus méchants qui s'en tiraient le mieux. Elle me parla d'un Luther King, d'un Gandhi, d'une de Gouges, qui étaient une exception à cette règle: mais elle oublia de me préciser comment ils étaient morts. Du coup, je gardai espoir. Je lui avouai la jalousie qui me prenait quand elle allait voir Nowaki; elle s'excusa, et me promit que la prochaine fois on irait ensemble. Ce fut la dernière nuit que je passai avec ma mère.

    La classe

      Le lendemain, comme d'habitude, nous nous levâmes à sept heures trente. Il faisait chaud, alors j'avais mis un marcel avec un short de basket. On avait cours de sport ce jour-là. En fait, depuis qu'on avait comme maîtresse Madame dents-de-cheval, on avait sport tous les jours: le Président voulait faire de nous des petits garçons « virils ». Moi, je n'aimais pas le sport, j'en avais marre de ces stéréotypes: un garçon peut très bien ne pas vouloir être particulièrement musclé ! Le plus ironique, c'est que Bergnat aussi était nul en sport, pire que moi, alors qu'il était le plus farouche défenseur de ces idées machistes. Mais c'est tout à fait plausible, en réalité: les machos ne sont en général que des frustrés qui ont un complexe de virilité. C'est justement pour cela qu'ils enferment leurs femmes chez eux: ils ont peur qu'elles les surpassent, car ils savent eux-mêmes qu'ils valent moins qu'elles. C'est pourquoi ils préfèrent, en public, aller jusqu'à nier le fait que des femmes comme ma mère existent: ils aimeraient bien qu'elles disparaissent, pour donner plus de crédibilité à leurs théories fumeuses. Bref. Ce jour-là, ma mère portait une robe d'un blanc impeccable. Je l'ai bien observée: il n'y avait aucune tache d'aucune sorte, aucune trace d'aucune nature. Un blanc impeccable. Vers huit heures, alors que je m'apprêtais à partir, ça a sonné à la porte. Maman est allée ouvrir. C'était une amie à elle. Elles ont parlé quelques minutes. Maman était très pâle. Son amie est partie. Maman a pris mon sac de cours et l'a jeté à la poubelle. Je l'ai regardée faire, sans comprendre. Elle m'a pris par la main et m'a amené dehors. On a marché tous les deux dans la rue quelques minutes, dans un silence oppressant. Maman fumait. Pourtant, elle avait arrêté depuis qu'elle m'avait adopté. Elle devait être vraiment bouleversée pour recommencer. D'habitude, à cette heure-là, il y avait des gens dehors. Là, il n'y avait personne: pas une trace de vie, nul part ! La rue était entièrement silencieuse. Il n'y avait même pas une voiture en marche. Maman a fini par parler:

    « Sais-tu ce qui est arrivé à Nowaki ? »

    Je fis non de la tête. Elle ne me regarda pas et continua:

    « La nuit dernière, après que je l'ai quitté, il a pris cette… saloperie de statuette en bois qu'ils vous avaient distribuée. Il est sorti dehors et est allé dans la forêt près de chez lui. Il a creusé un trou, a jeté la statue dedans et a foutu le feu. C'était un genre d'hommage pour son père, j'imagine. Une vengeance contre le tyran. Mais Ils l'avaient suivi. Et ce matin, Isabelle l'a retrouvé étendu par terre en faisant sa promenade. Le pauvre enfant... Il a rejoint son père. » Ma mère devait être vraiment troublée pour me raconter tout ça à moi. Mais, heureusement, j'ai mis longtemps à comprendre que je n'étais pas dans quelque mauvais cauchemar, sinon j'aurais perdu tous mes moyens.

    « Oscar... A partir de maintenant, tu n'iras plus en cours. Il faut qu'on parte le plus rapidement possible. On va aller en Espagne. Il nous reste de la famille là-bas. On ira chez ma tante. On ne peut pas rester ici. Ils doivent déjà nous soupçonner... Je sais des choses qu'ils ne veulent pas que je sache. Tant qu'on restera ici, on sera en danger, tu comprends ? Mais ne t'en fait pas, tout cela sera bientôt fini. »

    Je pensais à Monsieur Hagawa, au point rouge sur son costume sombre. Je vis Nowaki, cet enfant si fragile, jeter avec ses petites mains la statuette du Président par delà le fossé qu'il avait lui-même creusé et y mettre le feu. Un petit point rouge brillait dans son dos. Puis je vis les jardins de l'Alhambra et leurs orangers. Maman y était, avec abuelo Antonio et abuela Teresa, et puis une vieille dame sortie tout droit de mon imagination, comme j'imaginais ma grande-tante. Il n'y avait plus de points rouges. On était tous en sécurité. Il n'y avait pas Bergnat non plus. Ni Julien, qui n'était plus mon ami depuis quelques temps, car il avait fini par se rallier à Stéphane Bergnat. Lui aussi se moquait de ma couleur de peau maintenant. Et grâce à son zèle, il était devenu le deuxième de la classe en nombre de médailles. Dans ce jardin andalou, nous étions donc éloignés de toute la haine du monde. Nous étions en sécurité.

      Maman continuait à marcher. Elle me devançait de quelques pas. Elle aussi semblait perdue dans ses rêveries. Je regardais sa robe d'un blanc parfait: il n'y avait pas une trace, pas une tache. Un blanc impeccable. Soudain, un coup de vent emporta son chapeau. Alors qu'elle se baissait pour le ramasser, des milliers de fleurs d'oranger tombèrent du ciel, comme par magie.

    Sa robe était vraiment d'un blanc immaculé. Pas une tache, pas une trace.

     

    Alors que faisait ce point rouge dans son dos ?

     

    La classe

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  • Il avait dit 

     

    Demain, ma sœur se marie. C'est bien. J'ai été le dernier prévenu.



    C'était il y a un mois. Ou deux, je ne sais plus. Je rentrais chez moi, un pack de bières à la main. Il y avait devant moi, tout juste devant moi, une figure familière, qui tenait la main d'un autre homme. Une main que je n'avais pas eu l'occasion d'effleurer depuis plusieurs années. J'en ressenti presque de la jalousie.

    Elle ne m'a pas regardé; elle était trop occupée à l'observer, lui, et son visage angélique. C'est lui qui m'a montré du doigt. Et c'est seulement après qu'elle s'est retournée.

    Elle me l'a présenté. M'a dit qu'ils se mariaient bientôt. Avec émotion, sa fine bouche m'a conjuré de venir y assister. Que faire ? Ma bière allait tiédir si je ne me dépêchais pas. J'ai dit oui, au hasard, et suis parti en vitesse.

    A peine le lendemain, je le revis; il m'attendait en haut de chez moi. Je lui avais indiqué le coin, mais pas l'adresse exacte. Je ne sais pas ce qui lui a pris de revenir me voir. Il n'aurais pas dû.

    Il me dit qu'il avait beaucoup entendu parler de moi; qu'il ne se passait pas un jour sans que mon nom ne fusse dans une de leurs discussions, à lui et ma sœur; qu'il avait toujours eu envie de me rencontrer; qu'il fallait que je vienne, qu'il fallait que je reste. Que je pouvais même dormir chez eux.

    Eh bien, quoi ? Je suis bien là où je suis ! J'ai un beau toit, un logis haut de plafond, et bien situé, malgré toute la circulation qu'il y a en bas de chez moi. Et même malgré toute cette humidité qui suinte de partout (et parfois, je l'avoue, quelques rats qui viennent à passer), je l'aime, cet endroit.

    Oui, je l'aime, ma demeure; jamais personne n'y pleure. Il y fait froid et chaleureux: que rêver de mieux ?

    Chez ma sœur, chez mon père, chez ma mère, il fait si froid qu'on n'a pas besoin de se dépêcher pour ramener ses bières; le silence et l'angoisse ambiantes vous enlève tout votre plaisir. Rien que d'y mettre un pied, on suffoque déjà.

    Alors j'ai décliné, poliment. Non beau-frère, je ne viendrai pas chez vous. Mais j'apprécie cette attention !

    C'était un tort que de lui faire cette politesse: j'aurais dû le renvoyer de là d'où il venait, lui dire de s'occuper de ses affaires, le traiter de tous les noms, lui crier que je ne voulais pas de sa pitié. Mais au lieu de ça, je lui ai même proposé de venir boire un verre. J'ai pensé naïvement que de cette façon, il verrait comme je suis bien chez moi.

    Nous nous sommes donc assis tranquillement autour d'un tonneau que je venais tout juste de rapporter. Mon colocataire est arrivé, avec sa chère Beckett, une brave chienne d'au moins cinquante kilos. Il a salué le beau-frère. Et on a bu tous ensemble, dans la chaleur et dans la joie.

    Pourquoi ? Pourquoi ?! Pourquoi m'a-t-il parlé, pourquoi m'a-t-il regardé, pourquoi a-t-il accepté ? Pourquoi lui ai-je proposé ? Pourquoi étions-nous là, assis par terre, à boire et discuter ? Et pourquoi est-il de nouveau revenu le lendemain ? Le jour d'après ? Celui d'encore après ? Et ceci, pendant un mois entier, ou deux, je ne sais plus !!?...

    C'était devenu comme une habitude... Il venait tous les jours, vers vingt ou vers vingt-deux heures, et restait jusqu'à une heure du matin ou plus. D'ordinaire, je ne fais jamais attention à l'heure. Il y a longtemps que j'ai perdu cette notion. Je n'ai ni montre ni horloge chez moi. Ma maison n'est pas vraiment meublée. Alors, pour la première fois, je demandais l'heure aux passants dans la rue. Le fréquenter m'avait fait retrouver quelques repères, on dirait.

    Je n'avais aucune idée de ce qu'il venait faire chez moi. Moi, ça ne me dérangeait pas, et puis mon coloc' et Beckett l'adoraient tous les deux. Le soir, ça met toujours un peu plus d'ambiance d'avoir une quatrième présence.

    Et puis est venu un jour, aujourd'hui, où pour la première fois, il n'est pas venu les mains vides. Il avait dans ses mains un grand album bleu. Et pas n'importe lequel: je l'ai tout de suite reconnu.

    C'était l'album photo de ma famille. Un album que je n'avais pas eu l'occasion d'effleurer depuis des années. Et lui, le tenait là, sous son bras. Ça m'a fait mal, je le confesse: ça n'est jamais plaisant de repenser au choses du passé. Surtout lorsqu'elles sont douloureuses. Mais de le voir, là, juste devant moi, tenant entre ses mains ne serait-ce qu'une bribe de ces souvenirs que je croyais oubliés, c'était trop, je n'ai pas pu m'en empêcher... Je crois bien que j'ai ressenti de la jalousie.

    "C'est grâce à ça que je t'ai reconnu", qu'il m'a dit. "Tu te souviens, l'autre jour, dans la rue ? Lorsqu'on s'est croisés pour la première fois". Comment l'oublier ? Ce jour-là, j'ai vécu une grande humiliation: ma sœur est passée devant moi sans me reconnaitre. Elle n'a même pas daigné me regarder, jusqu'à ce que lui, cet étranger, m'ait désigné du bout du doigt. De treize à vingt ans, c'est sûr qu'il y a du changement... Mais enfin ! Elle m'a ignoré, disons les choses telles qu'elles le sont ! Ma sœur ! Ignoré par ma propre sœur !... C'est fini...! Je ne serais plus jamais quelqu'un de familier, ni pour elle, ni pour quiconque !

    Je l'ai regardé longuement, cet homme, que j'avais en face de moi. Ce trentenaire qui à peine quelques mois auparavant n'était pour moi qu'un inconnu, et qui en un ou deux mois seulement s'était rendu indispensable. Cet homme n'était pas mon beau-frère, en réalité. Ce n'était pas mon beau-frère, car elle n'était plus ma sœur. Les années qui nous avaient séparés nous avaient été fatales. Elle allait se marier. Et j'avais été le dernier prévenu.

    C'est horrible, mais je n'ai plus la force d'en pleurer. Je l'ai toujours dit, toujours répété, inlassablement, comme une vérité absolue, comme pour me convaincre de quelque chose dont je n'étais qu'à moitié sûr : il fait bon chez moi ! Jamais personne n'y pleure. Mais jamais personne n'y rit, aussi !...

    Je lui ai dit que je ne savais pas ce qu'il me voulait, pourquoi il me harcelait. Que si j'étais vraiment au centre de toutes leurs discussions, à lui et ma sœur, alors il devait savoir, sans doute ! Elle devait lui avoir dit la vérité, si elle l'aimait au point de ne rien lui cacher ! Il devait savoir que cet album qu'il avait dans les mains n'était pas unique, et qu'il y en avait quatre à l'origine, mais que les autres avaient été déchirés et jetés en même temps qu'on m'avait moi-même déchiré et jeté. Je lui ai dit que demain, ce ne serait pas au mariage d'une sœur que j'assisterai, mais à celui d'une étrangère. D'une étrangère qui avait assisté, stoïque, aux funérailles de mon cœur. Je lui ai dit que de ce fait, nous n'avions rien à faire ensemble...

    Soudain, il a lâché son album, a descendu la rambarde qui menait à chez moi, et m'a dit, en me fixant avec fièvre dans les yeux : "Tu sais pourquoi je vais épouser ta sœur ? Tu le sais ??" Il m'a attrapé les épaules, m'a regardé de plus belle et a achevé : "C'est parce que tu es au centre de toutes nos discussions !"

    A ces mots, il a baissé la tête pour fondre en larmes. Non, non !! Personne ne pleure chez moi. Alors pourquoi ? Pourquoi lui ?!

    "C'est incompréhensible !" lui ai-je crié. Et pourtant j'avais très bien compris ce qu'il voulait me dire. Ça tenait en deux mots seulement, mais ces deux simples mots sont capables de révolutionner le monde. Je ne voulais pas l'admettre, je ne voulais pas reconnaître ces deux mots.

    Et puis c'est arrivé: à ce moment-là, sans prévenir, mon camarade de misère est arrivé. Avec lui, comme toujours, il y avait Beckett, cette vieille chienne des rues. Et puis en bas, oui, juste en bas, un bateau est passé. Au-dessus de nos têtes, c'était un pont qui suintait d'humidité. A mes pieds, un rat est passé. J'aime ma demeure.

    Je l'aime parce qu'il n'y a pas mon père pour me frapper, parce qu'il n'y a pas ma mère pour m'humilier, parce qu'il n'y a pas ma sœur pour y pleurer. Je l'aime parce que dans une règle générale personne n'y a jamais pleuré, hormis le toit, ce bon vieux pont humide, et puis Lui. Je l'aime parce qu'il n'y a personne pour me traiter de pédé, me dire que je suis anormal ou malade. Je l'aime parce que je n'en serais jamais expulsé comme je l'ai été de chez mes parents, de cet endroit si oppressant. Je l'aime...

    Et lui aussi, je l'aime. C'est la première fois depuis des années que je peux dire une chose pareille: je l'aime.

    Oui, je l'aime, lui. Lui qui pleurait, à l'instant, et qui continue de mouiller le sol de ses larmes. Lui qui pleure comme le toit de cet endroit chaleureux et sordide, lui qui pleure comme moi à l'époque. En fait, c'est simple: il pleure, tellement il m'aime. Faut croire que c'est douloureux, de m'aimer. C'est sans doute pour cela que si peu de gens le font.

    Je l'aime... Mais enfin, pourquoi je l'aime ! Y a-t-il réellement une raison, d'ailleurs ? Que dire ? Je l'aime parce qu'il ne me frappe pas, parce qu'il ne m'humilie pas, et tant pis s'il pleure. Oui, je l'aime parce qu'il est comme mon toit, ce bon vieux pont chaleureux qui sait me protéger de la pluie, même s'il ne m'épargne pas ses larmes. Je l'aime parce qu'il ne me traitera jamais de pédale, ne dira jamais que je suis dénaturé, que je suis une erreur. Parce qu'il m'accepte, ne me juge pas, et voit en moi autre chose qu'un beau-frère clodo !

    Je l'ai senti, moi, qu'il était différent. Comment ne pas l'aimer ? Pourtant, je m'en étais si farouchement défendu jusqu'à présent ! On ne choisi pas qui on aime. On l'assume.

    Je l'aime. Ça a dû se voir sur mon visage, parce qu'il a levé la tête, a fondu sur moi et m'a embrassé, sous les yeux ébahis du maître de Beckett. Il m'a dit Je T'aime, il m'a pris la main, m'a serré dans ses bras. En quelques instants, il a apaisé toute la douleur que j'ai contenue en moi sept ans durant, que je réprimais du mieux que je pouvais et qui me hantait partout où j'allais. Je me suis donc abandonné à lui l'espace d'un instant.

    Et d'un coup, j'y ai repensé, c'est venu à moi comme une évidence ! Comment ! Comment avais-je pu l'oublier ? J'ai penché ma tête vers son oreille, suffocant, et dans un ultime supplice, mes lèvres ont tout juste réussi à murmurer:

    "Il est tard maintenant. Demain, ma sœur se marie."

     

    Fin.

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     http://www.stophomophobie.com/la-precarite-grandissante-des-gays/

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  • Belle âme

    Illustration : Utopie et Réalité, Joy, 2011

    Quel est l'imbécile qui a dit qu'à l'approche du trépas, le mourant revoit toute sa vie défiler devant ses yeux ? Qui donc pourrait témoigner de cela ? Quelqu'un qui aurait échappé de peu à la mort ?...

    Jazz n'était pas mourante. Et sa vie ne défilait pas plus devant ses yeux qu'elle ne se finissait. Pourtant, elle aurait bien aimé retrouver en un instant tous ses souvenirs, des plus lointains aux plus récents. Elle aurait aimé voir les spectres de son passé s'animer d'un coup de baguette magique, quitte à en mourir. Elle avait vécu près de vingt ans dans cette petite bâtisse de pierre, courbée par le poids du temps, et elle allait la quitter à jamais, aussi promptement qu'elle y était entrée.Chassée de son pays.

     a suivre!

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  •  Horriyya

     HORRIYYA

     

    C'était il y a vingt ans, et pourtant je m'en rappelle comme si c'était hier.

    Je venais de faire mes entrées dans le journalisme. J'étais encore jeune, et pleine de rêves quant à l'avenir. A l'époque, on croyait au progrès; je dirais même: on vivait le progrès. Ou du moins on croyait le vivre.

     

    Ce jour là, j'avais dû me rendre dans un camp de réfugiés pour rédiger un de mes articles. C'était la première fois de ma vie que j'entrais dans un tel lieu. Des bénévoles m'accueillirent, me présentèrent la vie au camp, l'organisation et l'administration. Je ne vis que très peu de réfugiés; seuls quelques rares volontaires vinrent témoigner. La plupart d'entre eux voulaient se faire discrets, vivant dans la crainte d'être découverts. Parmi ceux qui sont vinrent me voir, une en particulier retint mon attention; c'était une jeune femme originaire d'Afrique du Nord, arrivée par bateau, à six mois de grossesse, et qui parlait français avec un accent délicieux. Son histoire suscita en moi beaucoup d'intérêt: ayant vécu dans la misère toute sa vie, elle était venue en France pour permettre à son enfant d'avoir une vie meilleure.

    "Fille ou garçon, me disait-elle en roulant gracieusement les r, il s'appellera Horriyya, Liberté."

    Je fus immédiatement séduite par tant de bons sentiments, et le lendemain même je lui consacrai un article. Lorsqu'il parut, je repris contact avec elle pour le lui lire. Elle sembla charmée par cette attention, et pour me remercier m'offrit un collier de perles en bois.

    Je ne sais pas ce qui m'a pris à cet instant, mais je fus tentée de lui faire une proposition pour le moins étrange, étant donné qu'elle était très risquée pour moi. Je sais que de nos jours, cela n'a plus beaucoup de sens: je lui ai simplement proposé de quitter son camp pour venir habiter dans mon trois-pièces, en attendant de lui trouver une meilleure situation. De nos jours, on appellerait cela de la solidarité. A l'époque, c'était du "délit de solidarité". En bref, exactement la même chose, sauf que je risquais d'être attaquée en justice pour mon acte. Mais il est bon de le rappeler: cette loi, trouvant ses origines au sortir de la Seconde Guerre mondiale, avait été particulièrement promue pendant le quinquennat de Sarkozy, qui avait instauré des quotas d'immigrés à expulser. Il fallut attendre l'arrivée de Hollande au pouvoir pour que l'on songe à sa suppression, et que cela soit finalement fait, en janvier 2013. Pourquoi donner des noms ? Pourquoi pointer du doigt Sarkozy en particulier, me direz-vous ? Parce qu'un tel mépris de l'être humain ne doit être ni pardonné, ni oublié. Parce que la postérité doit être consciente de la réalité des choses, et ne dois pas se fier à quelques nostalgiques d'une époque (heureusement) révolue. Mais à ce moment-là, je ne pensais pas à toutes ces difficultés à venir. Elle accepta ma proposition, et une jolie cohabitation commença. Pendant deux mois, elle partagea joyeusement mon quotidien. Deux mois de bonheur et de confidences. Nous étions devenues très liées, et je garde toujours de très bons souvenirs de cette amitié. En journée, nous discutions de l'avenir autour d'un thé à la menthe pendant que je rédigeais mes articles, et le soir, toute la maison était envahie de la douce odeur épicée de sa cuisine. Elle évitait au maximum de sortir, de peur d'être arrêtée. Mais un jour, alors qu'elle était sortie faire quelques courses, je ne la vis pas rentrer. J'étais morte d'angoisse: elle était maintenant enceinte de plus de huit mois, et je craignais qu'il ne lui soit arrivé quelque chose. Je ne pouvais pas appeler la police: je n'avais pas beaucoup de choix. Je passai donc toute la soirée à crier en vain son nom dans la rue. Vers deux heures, je rentrai chez moi, à bout de forces. Je vis deux agents de police prostrés devant ma porte, à torturer ma sonnette et crier "si vous ne nous ouvrez pas, j'enfonce la porte !". La peur s'empara de mon corps. Paralysée, je n'arrivais pas à prendre mes jambes à mon cou; un des deux policiers finit par remarquer ma présence.

    "Eh, mais c'est elle !"

    Avant d'avoir eu le temps de le réaliser, ils m'avaient empoignée par les épaules et m'emmenaient au poste. Tout se passa très rapidement: on m'enleva mes lacets, et je passai à l'interrogatoire. Je ne pensais pas que c'était encore légal, de vous interroger comme ça, sous la lumière aveuglante d'une lampe, sans le droit de sortir, même pour aller aux toilettes, comme s'ils prenaient un malin plaisir à vous voir vous pisser dessus. Et pourtant, ça devait certainement l'être, puisque c'était l'usage dans tous les commissariats. Je ne parvenais pas bien à voir le visage de mon bourreau: comme je l'ai dit, la lumière m'aveuglais.

    "Depuis combien de temps tu l'hébergeais ?" me dit une voix autoritaire.

    "Monsieur, je  vous en prie, ne me tutoyez pas, j'ai beau être couverte de pisse, mon honneur..."

    -Ta gueule, et répond."

    C'était catégorique; un gardé à vue doit être docile, tandis que l'interrogateur peut l'interrompre brutalement à tout moment.

    "Eh bien, je ne vois pas de quoi vous parlez."

    Sa grande main siffla dans l'air pour m'asséner une gifle.

    "Ne joue pas a l'idiote avec moi ! Tu dois avouer. Tu dois avouer pour le bien de la France."

    -Quel rapport avec..." je le vis se contracter. Je continuai, la voix faiblissante: "... La France ?"

    "LA FRANCE N'EST PAS UNE POUBELLE!"

    Devant mon visage étonné, il poursuivit.

    "Notre illustre pays ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Vous vous êtes rendue complice de ces clandestins, alors qu'ils sont une tare pour notre société."

    J'en restai bouche-bée.

    "C'est pour cela que nous avons besoin de ton témoignage. Dis nous quelles autres personnes se rendent coupable de telles choses, pour que nous puissions les arrêter. Nous avons besoin de tes aveux."

    -Mais enfin, à vous entendre parler, répliquai-je, on croirait que je me suis rendue coupable de quelque crime. De quoi donc suis-je accusée ?"

    -Délit de solidarité."

    Je le considérai avec effroi.

    -Je n'ai rien fait", dis-je.

    -Ce n'est pas ce que nous ont dit tes voisins."

    -Mes voisins ? Comment ça ??"

    -C'est eux qui nous ont appris que tu hébergeais une clandestine en toute illégalité."

    -Hein ??"

    -On a attrapé ta protégée hier, en fin d'après-midi."

    -Alors, c'est comme ça ! Ils vivent de la dénonciation, ces vieux nostalgiques de Vichy... Attendez, vous avez dit quoi ??"

    -Mes collègues l'ont arrêtée"

    -Et comment va-t-elle ??"

    -Ah ! Tu reconnais enfin..."

    -COMMENT ELLE VA !!??"

    Il me lança un regard de chien enragé.

    -Tu vas te calmer, p'tite conne. Comment elle va ? Très bien. Elle prend le train pour Marseille cet après-midi même, et pfou ! direction l'Algérie."

    Je devais avoir une tête bizarre, vu le regard qu'il me lança. Non, ce n'était tout simplement pas possible. L'expulser, elle ! Mais que savaient-ils de son histoire ??

    -L'Algérie ?..."

    -Oui, par bateau."

    -Par bateau ?? Mais... Non ! Non !! Vous ne pouvez pas la faire voyager dans ces conditions, elle est sur le point d'accoucher !"

    -Justement, ce serait fâcheux qu'elle le fasse sur le territoire français."

    Non, c'était le contraire. Si elle était venue jusqu'ici, si elle s'était battue tout ce temps, c'était pour que Horriyya naisse ici, en France, et mérite son nom de "Liberté" en acquérant la nationalité par droit du sol. C'était pas pour qu'on l'expulse avant même qu'il voit la lumière du jour. Monstres, monstres, monstres nationalistes, qui ne respectent l'être humain qu'à condition qu'il ait des papiers, sans quoi ils lui réservent les pires traitements !

    -Pourrais-je la revoir ?"

    -Non."

    -Pourquoi ?"

    -Je dois t'interroger."

    -Eh bien, interrogez-moi. Quand ce sera fini, je pourrais bien la voir, non ?"

    -Quand ce sera fini, elle sera partie."

    Il me laissa là, détruite, et sortit se fumer une cigarette. Une clope, rien qu'une clope: même ça, je n'y avais pas droit ! Puis l'interrogatoire reprit son cours, et j'en sortis sans n'avoir rien avoué, sans n'avoir rien lâché de plus que le fait que j'avais effectivement hébergé ma petite francophile. Elle qui me parlait toujours de la France, mon pays d'origine, et pas vraiment son pays d'adoption, comme du pays des Droits de l'Homme, le pays de la Liberté, le pays d'Horriyya... Ah, si elle avait su, ah, si j'avais su. Si on avait su que la France n'était pas le pays des Droits de l'Homme, loin de là ! Ces droits ne touchent que les Français, les autres, les "sales", les "parasites", les "envahisseurs", autant de mots pour désigner des personnes qui n'ont simplement pas ce fichu bout de papier plastifié qui provoque tant de passions, eux, oui eux, n'ont de droit que celui de se taire, de devoir que celui de s'en aller.

    Finalement, comment s'est finie cette histoire ? Je suis rentrée chez moi, j'ai pleuré. J'étais jeune, et j'avais perdu mes rêves quant à l'avenir. Je ne croyais plus au progrès, je ne revis plus jamais la mère de Horriyya, et les policiers me défendirent d'en parler à quiconque, et bien sûr il ne fallait surtout pas que j'écrive un article dessus. Vingt ans ont passé, d'une rapidité effroyable. A présent, j'ai quarante-trois ans; pas plus tard qu'hier, en fouillant dans mes tiroirs, je suis tombée sur lui. Lui, ce vieux collier de perles en bois qu'elle m'avait offert des années auparavant le jour où je lui avais proposé naïvement de venir vivre chez moi. Ce fut une réminiscence: des sentiments indescriptibles m'assaillirent sans crier gare, et je revis défiler devant mes yeux nos deux mois de vie commune. N'était-ce pas son pas familier, que j'entendais frapper sur le pavé ? Et ce rouge pourpre aux pieds d'une dame, aperçu à la dérobée au coin d'une ruelle, n'était-ce pas un coin de cette robe, qu'elle aimait porter et que sa mère lui avait offerte ? Et ce ciel, d'un bleu si limpide, n'était-ce pas son voile parsemé d'étoiles, qui, plutôt que de cacher ses cheveux d'ébène, les mettait si bien en valeur ? Tant de petits détails, qui me firent ressentir l'absence de cette amie chérie, et au souvenir délaissé par le temps.

    Je suis donc retournée, nostalgique, dans le camp de réfugiés où je l'avais rencontrée. Il était toujours autant peuplé, et ses habitants avaient les yeux toujours aussi brillants d'espoir. Seuls parmi, eux, un homme sombre, faisait tache. Il attira mon attention: quand on est journaliste, on finit toujours par repérer le mouton noir d'un troupeau, même inconsciemment. Voyant que je l'observais, il vint m'adresser la parole. J'appris ainsi que c'était la septième fois qu'il venait en France et qu'il se faisait expulser. Me sentant en confiance avec lui, je lui racontai donc mon histoire et la raison qui m'avait poussée à revenir dans ce refuge de fortune.

    Il sembla étrangement surpris. Il se tut un instant, puis me dit d'une voix tremblante :

    "Vous savez ce qui lui est arrivé ensuite ?"

    Je lui répondis que non. Alors il me dit, presque en criant, tout ce qu'il avait sur le cœur, tout ce qu'il avait gardé en lui, tout ce qu'il n'avait pas osé dire pendant que je lui parlais :

    "Madame, il y a vingt ans, je me faisais expulser pour la première fois. Nous étions à trente sur un petit bateau, direction notre Algérie natale. Les conditions étaient horribles. C'était comme votre garde à vue, là, on plongeait tous dans notre pisse et dans notre merde. Parce que ces enfoirés, ils nous avaient enfermés, pour pas qu'on s'enfuie. Parmi nous, il y avait une femme adorable, très gentille, qui avait le ventre plus gros qu'une pastèque. Elle cachait bien sa tristesse, mais ça se voyait quand même qu'elle était dévastée d'avoir été expulsée. On l'était tous. Mais voilà qu'un jour, le pire arriva ! On était tous à moitié en train de somnoler, quand elle, tout à coup, a été prise de convulsions. "Non, non, c'est trop tôt" qu'elle criait. "Horriyya, non, tu devais naître en France !". Les femmes sont toutes accourues vers elle, tout le monde paniquait, tout le monde criait. Les gardes beuglaient "Vos gueules !" et nous on disait "bourreaux ! Sans coeurs !". Ca a duré toute la nuit. Moi, j'étais là, je ne savais pas quoi faire, jusqu'à ce que je sente du sang toucher mon pied, au milieu de la pisse et de la merde. Elle criait, sans s'arrêter : "Horriyya ! Horriyya ! Ma Liberté !" et nous on reprenait, sans trop comprendre, "Horriyya, Horriyya !". On pensait qu'elle voulait parler de "libération" ou quelque chose comme ça. Et puis voilà, c'est arrivé: il est né, elle est morte. Un petit garçon. Un petit bout de liberté... OUI ! MORTE !" cria-t-il devant mon visage bouleversé. "Morte ! Morte comme Voltaire, comme Rousseau, comme Ibn'Arabî, comme tous ces grands qui sont morts avant nous. Morte comme tous ces martyrs dont nous parlent ces fichus bouquins religieux, vous voyez... Cette femme, c'était une sainte, une madone. Et son fils, naturellement, on l'a appelé Horriyya. D'après ce que vous m'avez raconté, on a eu raison."

    -Et... et Horriyya, qu'est-ce qu'il est devenu ?" hasardai-je.

    -Je vous l'ai dit madame, c'était comme en garde à vue, même pire... On était dans notre merde et dans notre pisse. Pas beaucoup à manger. Le gosse a pas tenu trois jours. Il a fini au fond de l'Océan, comme sa mère."

    Inutile de préciser l'état d'esprit dans lequel me plongea cette nouvelle. Je m'arrangeai pour clore la discussion puis je quittai le camp, plus abattue que jamais, pour rejoindre mon appartement, qui n'est plus un trois-pièces, mais un 200m² dans les beaux quartiers de la capitale. Mais qu'importe, tout cela ? J'étais bien plus heureuse dans mon trois-pièces, avec sa cuisine, avec ma Liberté, avec elle. La nuit dernière m'a laissé tout le temps d'y penser, et aujourd'hui, j'ai ressenti une envie pressante de témoigner. Témoigner est la meilleure chose que je peux faire, ou plutôt, la seule. Me voilà donc, à présent, à prendre ma plume pour la dernière fois, et à rédiger mon dernier texte, non pas un article, je n'ai pas le coeur à médiatiser mon histoire, mais plutôt une tranche de vie, qui, je l'espère, fera au moins un peu réfléchir la postérité...

     

    Attendez, attendez ! Imaginez, imaginez un instant; mais oui, c'est clair, limpide comme de l'eau de source ! Imaginez: et si cette femme ne représentait non pas une seule femme, mais l'ensemble des immigrés, qui vivent souvent des situations semblables ? Et si Horriyya n'était pas qu'un petit être de chair, qui a fini par trouver sa Liberté au fond de l'eau, mais aussi un symbole, le symbole qu'il porte en son nom ? Et si, finalement, notre "beau" pays qu'est la France, noyait chaque année les espoirs de milliers de gens au fond des Océans ? ...

    Fin.

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