• Horriyya

     Horriyya

     HORRIYYA

     

    C'était il y a vingt ans, et pourtant je m'en rappelle comme si c'était hier.

    Je venais de faire mes entrées dans le journalisme. J'étais encore jeune, et pleine de rêves quant à l'avenir. A l'époque, on croyait au progrès; je dirais même: on vivait le progrès. Ou du moins on croyait le vivre.

     

    Ce jour là, j'avais dû me rendre dans un camp de réfugiés pour rédiger un de mes articles. C'était la première fois de ma vie que j'entrais dans un tel lieu. Des bénévoles m'accueillirent, me présentèrent la vie au camp, l'organisation et l'administration. Je ne vis que très peu de réfugiés; seuls quelques rares volontaires vinrent témoigner. La plupart d'entre eux voulaient se faire discrets, vivant dans la crainte d'être découverts. Parmi ceux qui sont vinrent me voir, une en particulier retint mon attention; c'était une jeune femme originaire d'Afrique du Nord, arrivée par bateau, à six mois de grossesse, et qui parlait français avec un accent délicieux. Son histoire suscita en moi beaucoup d'intérêt: ayant vécu dans la misère toute sa vie, elle était venue en France pour permettre à son enfant d'avoir une vie meilleure.

    "Fille ou garçon, me disait-elle en roulant gracieusement les r, il s'appellera Horriyya, Liberté."

    Je fus immédiatement séduite par tant de bons sentiments, et le lendemain même je lui consacrai un article. Lorsqu'il parut, je repris contact avec elle pour le lui lire. Elle sembla charmée par cette attention, et pour me remercier m'offrit un collier de perles en bois.

    Je ne sais pas ce qui m'a pris à cet instant, mais je fus tentée de lui faire une proposition pour le moins étrange, étant donné qu'elle était très risquée pour moi. Je sais que de nos jours, cela n'a plus beaucoup de sens: je lui ai simplement proposé de quitter son camp pour venir habiter dans mon trois-pièces, en attendant de lui trouver une meilleure situation. De nos jours, on appellerait cela de la solidarité. A l'époque, c'était du "délit de solidarité". En bref, exactement la même chose, sauf que je risquais d'être attaquée en justice pour mon acte. Mais il est bon de le rappeler: cette loi, trouvant ses origines au sortir de la Seconde Guerre mondiale, avait été particulièrement promue pendant le quinquennat de Sarkozy, qui avait instauré des quotas d'immigrés à expulser. Il fallut attendre l'arrivée de Hollande au pouvoir pour que l'on songe à sa suppression, et que cela soit finalement fait, en janvier 2013. Pourquoi donner des noms ? Pourquoi pointer du doigt Sarkozy en particulier, me direz-vous ? Parce qu'un tel mépris de l'être humain ne doit être ni pardonné, ni oublié. Parce que la postérité doit être consciente de la réalité des choses, et ne dois pas se fier à quelques nostalgiques d'une époque (heureusement) révolue. Mais à ce moment-là, je ne pensais pas à toutes ces difficultés à venir. Elle accepta ma proposition, et une jolie cohabitation commença. Pendant deux mois, elle partagea joyeusement mon quotidien. Deux mois de bonheur et de confidences. Nous étions devenues très liées, et je garde toujours de très bons souvenirs de cette amitié. En journée, nous discutions de l'avenir autour d'un thé à la menthe pendant que je rédigeais mes articles, et le soir, toute la maison était envahie de la douce odeur épicée de sa cuisine. Elle évitait au maximum de sortir, de peur d'être arrêtée. Mais un jour, alors qu'elle était sortie faire quelques courses, je ne la vis pas rentrer. J'étais morte d'angoisse: elle était maintenant enceinte de plus de huit mois, et je craignais qu'il ne lui soit arrivé quelque chose. Je ne pouvais pas appeler la police: je n'avais pas beaucoup de choix. Je passai donc toute la soirée à crier en vain son nom dans la rue. Vers deux heures, je rentrai chez moi, à bout de forces. Je vis deux agents de police prostrés devant ma porte, à torturer ma sonnette et crier "si vous ne nous ouvrez pas, j'enfonce la porte !". La peur s'empara de mon corps. Paralysée, je n'arrivais pas à prendre mes jambes à mon cou; un des deux policiers finit par remarquer ma présence.

    "Eh, mais c'est elle !"

    Avant d'avoir eu le temps de le réaliser, ils m'avaient empoignée par les épaules et m'emmenaient au poste. Tout se passa très rapidement: on m'enleva mes lacets, et je passai à l'interrogatoire. Je ne pensais pas que c'était encore légal, de vous interroger comme ça, sous la lumière aveuglante d'une lampe, sans le droit de sortir, même pour aller aux toilettes, comme s'ils prenaient un malin plaisir à vous voir vous pisser dessus. Et pourtant, ça devait certainement l'être, puisque c'était l'usage dans tous les commissariats. Je ne parvenais pas bien à voir le visage de mon bourreau: comme je l'ai dit, la lumière m'aveuglais.

    "Depuis combien de temps tu l'hébergeais ?" me dit une voix autoritaire.

    "Monsieur, je  vous en prie, ne me tutoyez pas, j'ai beau être couverte de pisse, mon honneur..."

    -Ta gueule, et répond."

    C'était catégorique; un gardé à vue doit être docile, tandis que l'interrogateur peut l'interrompre brutalement à tout moment.

    "Eh bien, je ne vois pas de quoi vous parlez."

    Sa grande main siffla dans l'air pour m'asséner une gifle.

    "Ne joue pas a l'idiote avec moi ! Tu dois avouer. Tu dois avouer pour le bien de la France."

    -Quel rapport avec..." je le vis se contracter. Je continuai, la voix faiblissante: "... La France ?"

    "LA FRANCE N'EST PAS UNE POUBELLE!"

    Devant mon visage étonné, il poursuivit.

    "Notre illustre pays ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Vous vous êtes rendue complice de ces clandestins, alors qu'ils sont une tare pour notre société."

    J'en restai bouche-bée.

    "C'est pour cela que nous avons besoin de ton témoignage. Dis nous quelles autres personnes se rendent coupable de telles choses, pour que nous puissions les arrêter. Nous avons besoin de tes aveux."

    -Mais enfin, à vous entendre parler, répliquai-je, on croirait que je me suis rendue coupable de quelque crime. De quoi donc suis-je accusée ?"

    -Délit de solidarité."

    Je le considérai avec effroi.

    -Je n'ai rien fait", dis-je.

    -Ce n'est pas ce que nous ont dit tes voisins."

    -Mes voisins ? Comment ça ??"

    -C'est eux qui nous ont appris que tu hébergeais une clandestine en toute illégalité."

    -Hein ??"

    -On a attrapé ta protégée hier, en fin d'après-midi."

    -Alors, c'est comme ça ! Ils vivent de la dénonciation, ces vieux nostalgiques de Vichy... Attendez, vous avez dit quoi ??"

    -Mes collègues l'ont arrêtée"

    -Et comment va-t-elle ??"

    -Ah ! Tu reconnais enfin..."

    -COMMENT ELLE VA !!??"

    Il me lança un regard de chien enragé.

    -Tu vas te calmer, p'tite conne. Comment elle va ? Très bien. Elle prend le train pour Marseille cet après-midi même, et pfou ! direction l'Algérie."

    Je devais avoir une tête bizarre, vu le regard qu'il me lança. Non, ce n'était tout simplement pas possible. L'expulser, elle ! Mais que savaient-ils de son histoire ??

    -L'Algérie ?..."

    -Oui, par bateau."

    -Par bateau ?? Mais... Non ! Non !! Vous ne pouvez pas la faire voyager dans ces conditions, elle est sur le point d'accoucher !"

    -Justement, ce serait fâcheux qu'elle le fasse sur le territoire français."

    Non, c'était le contraire. Si elle était venue jusqu'ici, si elle s'était battue tout ce temps, c'était pour que Horriyya naisse ici, en France, et mérite son nom de "Liberté" en acquérant la nationalité par droit du sol. C'était pas pour qu'on l'expulse avant même qu'il voit la lumière du jour. Monstres, monstres, monstres nationalistes, qui ne respectent l'être humain qu'à condition qu'il ait des papiers, sans quoi ils lui réservent les pires traitements !

    -Pourrais-je la revoir ?"

    -Non."

    -Pourquoi ?"

    -Je dois t'interroger."

    -Eh bien, interrogez-moi. Quand ce sera fini, je pourrais bien la voir, non ?"

    -Quand ce sera fini, elle sera partie."

    Il me laissa là, détruite, et sortit se fumer une cigarette. Une clope, rien qu'une clope: même ça, je n'y avais pas droit ! Puis l'interrogatoire reprit son cours, et j'en sortis sans n'avoir rien avoué, sans n'avoir rien lâché de plus que le fait que j'avais effectivement hébergé ma petite francophile. Elle qui me parlait toujours de la France, mon pays d'origine, et pas vraiment son pays d'adoption, comme du pays des Droits de l'Homme, le pays de la Liberté, le pays d'Horriyya... Ah, si elle avait su, ah, si j'avais su. Si on avait su que la France n'était pas le pays des Droits de l'Homme, loin de là ! Ces droits ne touchent que les Français, les autres, les "sales", les "parasites", les "envahisseurs", autant de mots pour désigner des personnes qui n'ont simplement pas ce fichu bout de papier plastifié qui provoque tant de passions, eux, oui eux, n'ont de droit que celui de se taire, de devoir que celui de s'en aller.

    Finalement, comment s'est finie cette histoire ? Je suis rentrée chez moi, j'ai pleuré. J'étais jeune, et j'avais perdu mes rêves quant à l'avenir. Je ne croyais plus au progrès, je ne revis plus jamais la mère de Horriyya, et les policiers me défendirent d'en parler à quiconque, et bien sûr il ne fallait surtout pas que j'écrive un article dessus. Vingt ans ont passé, d'une rapidité effroyable. A présent, j'ai quarante-trois ans; pas plus tard qu'hier, en fouillant dans mes tiroirs, je suis tombée sur lui. Lui, ce vieux collier de perles en bois qu'elle m'avait offert des années auparavant le jour où je lui avais proposé naïvement de venir vivre chez moi. Ce fut une réminiscence: des sentiments indescriptibles m'assaillirent sans crier gare, et je revis défiler devant mes yeux nos deux mois de vie commune. N'était-ce pas son pas familier, que j'entendais frapper sur le pavé ? Et ce rouge pourpre aux pieds d'une dame, aperçu à la dérobée au coin d'une ruelle, n'était-ce pas un coin de cette robe, qu'elle aimait porter et que sa mère lui avait offerte ? Et ce ciel, d'un bleu si limpide, n'était-ce pas son voile parsemé d'étoiles, qui, plutôt que de cacher ses cheveux d'ébène, les mettait si bien en valeur ? Tant de petits détails, qui me firent ressentir l'absence de cette amie chérie, et au souvenir délaissé par le temps.

    Je suis donc retournée, nostalgique, dans le camp de réfugiés où je l'avais rencontrée. Il était toujours autant peuplé, et ses habitants avaient les yeux toujours aussi brillants d'espoir. Seuls parmi, eux, un homme sombre, faisait tache. Il attira mon attention: quand on est journaliste, on finit toujours par repérer le mouton noir d'un troupeau, même inconsciemment. Voyant que je l'observais, il vint m'adresser la parole. J'appris ainsi que c'était la septième fois qu'il venait en France et qu'il se faisait expulser. Me sentant en confiance avec lui, je lui racontai donc mon histoire et la raison qui m'avait poussée à revenir dans ce refuge de fortune.

    Il sembla étrangement surpris. Il se tut un instant, puis me dit d'une voix tremblante :

    "Vous savez ce qui lui est arrivé ensuite ?"

    Je lui répondis que non. Alors il me dit, presque en criant, tout ce qu'il avait sur le cœur, tout ce qu'il avait gardé en lui, tout ce qu'il n'avait pas osé dire pendant que je lui parlais :

    "Madame, il y a vingt ans, je me faisais expulser pour la première fois. Nous étions à trente sur un petit bateau, direction notre Algérie natale. Les conditions étaient horribles. C'était comme votre garde à vue, là, on plongeait tous dans notre pisse et dans notre merde. Parce que ces enfoirés, ils nous avaient enfermés, pour pas qu'on s'enfuie. Parmi nous, il y avait une femme adorable, très gentille, qui avait le ventre plus gros qu'une pastèque. Elle cachait bien sa tristesse, mais ça se voyait quand même qu'elle était dévastée d'avoir été expulsée. On l'était tous. Mais voilà qu'un jour, le pire arriva ! On était tous à moitié en train de somnoler, quand elle, tout à coup, a été prise de convulsions. "Non, non, c'est trop tôt" qu'elle criait. "Horriyya, non, tu devais naître en France !". Les femmes sont toutes accourues vers elle, tout le monde paniquait, tout le monde criait. Les gardes beuglaient "Vos gueules !" et nous on disait "bourreaux ! Sans coeurs !". Ca a duré toute la nuit. Moi, j'étais là, je ne savais pas quoi faire, jusqu'à ce que je sente du sang toucher mon pied, au milieu de la pisse et de la merde. Elle criait, sans s'arrêter : "Horriyya ! Horriyya ! Ma Liberté !" et nous on reprenait, sans trop comprendre, "Horriyya, Horriyya !". On pensait qu'elle voulait parler de "libération" ou quelque chose comme ça. Et puis voilà, c'est arrivé: il est né, elle est morte. Un petit garçon. Un petit bout de liberté... OUI ! MORTE !" cria-t-il devant mon visage bouleversé. "Morte ! Morte comme Voltaire, comme Rousseau, comme Ibn'Arabî, comme tous ces grands qui sont morts avant nous. Morte comme tous ces martyrs dont nous parlent ces fichus bouquins religieux, vous voyez... Cette femme, c'était une sainte, une madone. Et son fils, naturellement, on l'a appelé Horriyya. D'après ce que vous m'avez raconté, on a eu raison."

    -Et... et Horriyya, qu'est-ce qu'il est devenu ?" hasardai-je.

    -Je vous l'ai dit madame, c'était comme en garde à vue, même pire... On était dans notre merde et dans notre pisse. Pas beaucoup à manger. Le gosse a pas tenu trois jours. Il a fini au fond de l'Océan, comme sa mère."

    Inutile de préciser l'état d'esprit dans lequel me plongea cette nouvelle. Je m'arrangeai pour clore la discussion puis je quittai le camp, plus abattue que jamais, pour rejoindre mon appartement, qui n'est plus un trois-pièces, mais un 200m² dans les beaux quartiers de la capitale. Mais qu'importe, tout cela ? J'étais bien plus heureuse dans mon trois-pièces, avec sa cuisine, avec ma Liberté, avec elle. La nuit dernière m'a laissé tout le temps d'y penser, et aujourd'hui, j'ai ressenti une envie pressante de témoigner. Témoigner est la meilleure chose que je peux faire, ou plutôt, la seule. Me voilà donc, à présent, à prendre ma plume pour la dernière fois, et à rédiger mon dernier texte, non pas un article, je n'ai pas le coeur à médiatiser mon histoire, mais plutôt une tranche de vie, qui, je l'espère, fera au moins un peu réfléchir la postérité...

     

    Attendez, attendez ! Imaginez, imaginez un instant; mais oui, c'est clair, limpide comme de l'eau de source ! Imaginez: et si cette femme ne représentait non pas une seule femme, mais l'ensemble des immigrés, qui vivent souvent des situations semblables ? Et si Horriyya n'était pas qu'un petit être de chair, qui a fini par trouver sa Liberté au fond de l'eau, mais aussi un symbole, le symbole qu'il porte en son nom ? Et si, finalement, notre "beau" pays qu'est la France, noyait chaque année les espoirs de milliers de gens au fond des Océans ? ...

    Fin.

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