• Mafi

     Mafi

     

    I

     

    « Patronne, je crois qu'on a un problème. »

     

    La jeune femme fronça les sourcils. Comment, un problème ? Cela faisait déjà une heure qu'ils étaient en route, et, alors qu'il ne leur restait à peine que quelques kilomètres à gravir, voilà qu'apparaissait un « problème ». Elle sentit une goutte de sueur perler sur son front; non, impossible, ce maudit chauffeur divaguait sûrement ! Aucune Famille adverse ne pouvait savoir qu'ils étaient là. Et ce problème ne pouvait être qu'une broutille : la journée était déjà suffisamment chargée pour qu'ils prennent du retard.

     

    « Quel problème ? Y a aucun problème. Avance, imbécile, c'est pas comme si on avait tout notre temps, non plus !

     

    • Le problème, c'est que la rue est barrée, patronne ! On ne peut plus avancer...

    • Comment ça, barrée ?

    • Il y a un rassemblement. On ne va quand même pas écraser toutes ces personnes en avançant, ça ne passerait pas inaperçu...

    • Un rassemblement de quoi, de civils ? Un problème, ça ? Laisse-moi rire... Tu vas voir que je vais te la débloquer, moi, cette putain de rue...! »

     

    A ces mots, Clémence s'empara du pistolet qui était posé à côté d'elle sur la banquette arrière, puis sortit de la vieille Mercedes. A quelques mètres de la voiture, une trentaine d'hommes de tous âges se tenaient debout, main dans la main, de façon à boucher la circulation. Il s'agissait visiblement d'une manifestation de catholiques intégristes contre l'avortement, à en juger les crucifix et les Bibles qu'ils brandissaient comme s'il s'était agit d'un Code Civil, et les nombreuses pancartes et banderoles étalées à même le sol. On pouvait y lire, écrites en grosses lettres tracées maladroitement par un quelconque vieillard pressé d'en finir, des inscriptions telles que « Sauvons les bébés à naître » ou encore « Tu ne tueras pas ». Cela ressemblait en tout point à un rassemblement improvisé : si une dizaine de journalistes étaient présents pour couvrir l'affaire, il n'y avait pas l'ombre d'un policier. Sans doute n'avaient-ils pas été prévenus par les organisateurs ?

     

    « C'est ça qui bloque ?! grommela la petite brune. Eh, je fais quoi, Isidore ? lança-t-elle à son chauffeur, resté au volant de la voiture immobile. Et si je tirais en l'air, pour tous les faire détaler ?

     

    • Ne faites pas ça, madame, pensez un peu au bazar que ça ferait !!

    • On s'en fout, y a beau y avoir une foule de journalistes, y a pas un poulet à l'horizon... »

     

    Le vieil homme lui jeta un regard suppliant. Elle lâcha un long soupir.

     

    « Bon, d'accord... Je ne tirerai pas. Mais pas question de revenir en arrière: il faut les chasser d'ici, les faire déguerpir. »

     

    Elle rangea son pistolet dans son veston avant de faire quelques pas vers les manifestants. La bretelle de son pantalon glissa de son épaule. Elle la remit donc en place, d'un geste machinal qui trahissait une certaine habitude, malgré le caractère insolite d'un tel habillement pour une femme à cette époque. Elle continua son avancée vers la foule, avant de s'exclamer, haut et fort, de sorte à ce que tout le monde l'entende :

     

    « C'EST QUOI CE BORDEL ??! »

     

    Tous se retournèrent vers elle. A sa simple vue, les visages des journalistes devinrent blêmes: ils coururent à toute vitesse vers leurs véhicules. En quelques secondes, ils avaient tous décampé, à l'exception d'un reporter du quotidien La Délivrance, qui n'avait pas bronché du début à la fin de ce petit manège mais qui ne semblait pas non plus étonné par la réaction de ses collègues. Les manifestants, eux, avaient assisté à toute la scène, stupéfaits. A présent, la curiosité poussait leurs regards vers l'objet de la frayeur des journalistes, à savoir une jeune femme. Le dernier reporter sur place, un homme blond de fine corpulence, leur cria :

    «Partez vite, Messieurs les réac', vous ignorez qui elle est ! Elle n'est pas connu du grand public, mais je vous conseille d'abandonner vos pancartes et de courir, si vous ne voulez pas avoir affaire à la mafia. »

    Rien qu'en prononçant sa dernière phrase, il avait réussi à terroriser tous ses interlocuteurs. Ils jetèrent alors brusquement leurs banderoles obscurantistes sur le pavé et partirent sans demander leur reste. En voyant à quel point elle pouvait inspirer de la crainte, Clémence éclata d'un rire franc.

    « Quelles tapettes ! s'exclama-t-elle, l'air guilleret. Foutus machos: ils ont beau être nombreux, une seule femme suffit à leur faire mouiller leurs frocs. Un rien les affole !

    • Tu te méprends, sourit le jeune homme, tu n'es pas ce que l'on appellerait « rien ».

    • Ah ? T'm'appellerais comment, toi ?

    • Plutôt « tout » que « rien ».

    • Oh ! Tu m'flattes, petit journaliste. D'ailleurs, mon beau Laurent, ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vus... non ?

    • En effet ! Et tu ne m'as absolument pas manqué.

    • Tu m'provoques, là ? Tu mériterais que j'te kidnappe, tiens...

    • Pourquoi faire ?! protesta-t-il, effaré. Pour demander une rançon à mon journal ?

    • Joue pas au con avec moi...

    • Alors pour quoi ? Pour que je te révèle des informations ?

    • Non, pour que mon lit soit pas vide ce soir. »

    En voyant les joues du reporter s'empourprer, elle ne put s'empêcher de rire. Il était si innocent, si maladroit, et pourtant il prétendait jouer dans la cour des Grands. Doucement, elle sortit son pistolet de sa veste et le braqua sur le jeune homme.

    « Isidore, Giovanni, cria-t-elle en direction de la voiture, attrapez-moi cette petite souris égarée.

    • Clémence ! Tu n'es tout de même pas sérieuse, là ??! s'insurgea le pauvre garçon. Tu ne vas pas vraiment me kidnapper ?...

    • Oh que si, je suis on ne peut plus sérieuse. Je t'emmène avec moi, rien qu'une journée, et demain, t'es libre. Ça te va ? Eh, avoue que je suis gentille, quand même, avec mes prisonniers... »

    Laurent fut prit d'une grande panique: deux imposants mafiosi sortirent de la Mercedes, obéissant aux ordres de leur cheffe. Il tenta de s'enfuir, en vain: déjà, ils l'avaient encerclé. Le plus grand des deux, et aussi le plus jeune, lui bloqua les bras dans le dos pendant que l'autre lui passait des menottes.

    « Attendez, attendez !! C'est bon, je me rends, je vous suis. Je ne chercherais pas à m'enfuir, promis. Mais s'il vous plaît, ne m'attachez pas...! »

    Les deux subalternes lancèrent un regard interrogatif vers leur maîtresse. Le plus vieux hasarda:

    • Il a raison, madame. On n'a pas besoin de l'attacher, ni même de l'emmener avec nous en fait. En quoi vous intéresse-t-il ?

    • Tait-toi, Isidore. Obéis, et arrête de poser des questions. Contentez-vous de l'attacher, de lui bander les yeux et de le mettre dans le coffre. Et toi, Laurent, écoute-moi bien: tu n'as pas le droit de voir le chemin qu'on va emprunter, à moins d'être de la famille ! Parce que sinon, qui sait si tu ne vas pas noter l'adresse pour ensuite nous balancer aux flics ? Par ailleurs, on va faire un petit détour pour le business. Tu sais aussi bien que moi ô combien il serait fâcheux que tu te retrouves mêlé à un trafic de drogue. »

    Il déglutit, regrettant aussitôt de ne pas avoir suivi ses confrères journalistes dans leur exode quand il était encore temps. Dans quelle bourbier s'était-il fourré ? Ah, comme il avait eu tort de se fier à une brute pareille ! Et pourtant, ce n'était pas comme si ça ne lui était jamais arrivé : cinq ans auparavant, alors qu'il débutait sa carrière journalistique, Clémence l'avait déjà kidnappé, cette fois-ci moyennant une rançon. Mais il faut dire que durant sa captivité, il avait tout compte fait plus ou moins sympathisé avec cette marraine cynique; et ce fut presque avec regrets qu'ils s'étaient quittés, quand, au bout de quelques mois, son oncle avait enfin déversé la rançon. C'est pourquoi il n'avait pas jugé nécessaire de s'enfuir lorsqu'il avait revu, pour la première fois depuis des années, la belle et terrible mafieuse. Vouant une confiance aveugle à leur amitié, il ne l'avait pas crue capable de lui faire du mal: et pourtant, c'était bien ce qu'elle s'apprêtait à faire !

    En deux temps, trois mouvements, il se retrouva enfermé dans le coffre de la voiture, jambes et bras menottés, yeux bandés. Puis la vieille Mercedes démarra au quart de tour, et s'enfonça dans les ruelles de la capitale. Clémence cette fois-ci s'était assise à l'arrière avec Giovanni, tandis qu'Isidore avait reprit le volant.

     

    L'air était étouffant dans le coffre. Laurent avait déjà les membres tous engourdis, bien qu'il ne s'était écoulé que cinq minutes depuis leur départ. Ses menottes lui striaient les poignets, l'obscurité le rendait encore plus sensible à la peur qui s'emparait de lui, et, pour tout arranger, il était claustrophobe. Au début, il avait tenté, en vain, de déterminer l'itinéraire des trois mafieux à l'aide des secousses de la voiture; mais il avait très vite fini par abandonner, lassé de ce voyage qui s'éternisait. Tout ce qu'il voulait, ce pauvre garçon, c'était rentrer chez lui, être en sécurité, tout oublier, plonger son regard dans celui de sa tendre épouse et effacer à jamais le visage moqueur de Clémence de sa mémoire. Jamais il n'avait demandé à être maltraité de la sorte, enfermé dans une cloison étroite, la joue collée contre la moquette d'une vieille Mercedes; jamais ! Mais que pouvait-il y faire ? Il était destiné à combler, dans un futur proche, les fantasmes d'une rude gangster. C'était ça qu'elle attendait de lui, et elle était prête à le soumettre par la force pour satisfaire ses besoins ! Toutefois, en dépit de tout le mal qu'elle lui inspirait, il était bien obligé d'admettre qu'au fond de lui cette situation n'était pas pour lui déplaire. Il avait beau résister, pester contre Clémence et lui reprocher tous ses mauvais traitements, il n'arrivait pas à la détester complètement. Il faut dire qu'il ne pouvait s'empêcher de repenser à ces deux mois de captivité qu'il avait passés auprès d'elle, cinq ans plus tôt. A l'époque, il s'était très vite rendu compte que malgré le sale rôle de geôlière qu'elle endossait, elle réussissait à être agréable avec lui et lui faire oublier la raison pour laquelle il la côtoyait. Ce paradoxe le hantait lorsque, soudainement, il lui sembla entendre le son d'une sirène.

     

    « T'entends c'que j'entends ? » lâcha la jeune femme, rompant le long silence qui s'était installé entre les trois compères.

    « Oui, c'est la sirène de la police.

    • Si tu le sais, qu'est-ce que t'attends pour accélérer, Z'idore ?

    • Mais, si j'accélère, protesta le vieux chauffeur, ils vont se douter de quelque chose !

    • Ils se doutent déjà de quelque chose, ducon ! Les journalistes ont dû leur dire qu'on était là. Du coup ils nous ont tracés. Et en plus, on conduit une voiture volée, le comble de la discrétion... Allez, ACCELERE JE TE DIS !

    • Je... Je suis trop vieux maintenant pour une course-poursuite avec les flics, ce n'est plus de mon âge tout ça...

    • Eh bien pousse-toi gros lard, je m'en charge ! » répliqua la mafieuse en colère, tout en se faufilant entre les fauteuils pour rejoindre la banquette avant.

    Elle s'empara rageusement du volant, et, voyant qu'Isidore refusait de se déplacer, arguant des problèmes de dos, elle n'eut d'autre choix que de s'asseoir sur ses genoux pour prendre la commande du véhicule. En appuyant sur l’accélérateur, son pied écrasa celui du vieux chauffeur, qui ne put retenir un cri de douleur. A partir de là, une course endiablée s'ensuivit. Les deux voitures étaient à leurs vitesses maximales, faisant crisser d'étincelles leurs roues dans les virages. L'intrépide Clémence faisait des dérapages comme seuls les mafieux en font.

    « Tire-leur dessus, Giovanni, allez ! cria-elle alors que la voiture filait à toute vitesse sur un pont. Et pas dans les roues, directement dans la tête ! »

     

     Pendant ce temps, le calvaire de Laurent continuait. Les mouvements de la voiture, accentués par le contexte de la course-poursuite, le heurtaient sans cesse aux parois du coffre. Son corps, certainement, était couvert de bleus; mais quoi ? Il ne pouvait rien y faire, tel qu'il était ficelé. C'est pourquoi, lorsque les premiers coups de feu retentirent, il fut sur le point de s'évanouir. S'évanouir, pour ne pas dire mourir d'une crise cardiaque ! Car la situation avait, en effet, un caractère plutôt angoissant: il ignorait tout de ce qui se tramait à l'extérieur. Absolument tout. C'est dire qu'il ne savait même pas de qui provenaient les tirs: des policiers ? De ses ravisseurs ? Des deux ?... Dans tous les cas, il n'était pas tiré d'affaire. Il put enfin déterminer la source de ces rafales lorsque la sirène de la police, qui rugissait depuis un moment déjà, soudain s'arrêta net. Cela signifiait clairement que les tirs venaient de son camp, et il ne put se retenir de trembler en songeant aux policiers, qui, à présent, étaient morts sinon mourants. La Mercedes, n'étant plus poursuivie, reprit peu à peu sa vitesse normale. Elle roula encore pendant un moment (moment qui parut durer l'éternité au pauvre Laurent), puis finit par s'arrêter. Le jeune homme entendit les portières s'ouvrir, suivies de bruits de pas, et ce fut alors au tour du coffre d'être descellé.

     

    « Sortez-le de là » ordonna sèchement Clémence à ses subordonnés.

    Il se sentit agrippé par une poigne puissante. L'instant d'après, le journaliste était dehors, à l'air libre. Ses jambes ne pouvaient plus le porter, et il serait tombé au sol tête la première s'il n'avait pas été soutenu par les deux mafiosi. Ils le détachèrent, suite au indications de leur cheffe, et lui enlevèrent le morceau de tissu qui lui masquait les yeux. Il recouvrit enfin la vue: ils étaient en plein milieu de la campagne, dans un endroit qui lui était totalement inconnu. Il ne put s'empêcher de frémir en pensant au nombre de kilomètres parcourus, depuis le départ à Paris.

    « Ne rêve pas, Laurent, lui dit froidement la jeune femme. On n'est pas du tout arrivés, ça non ! On s'est juste arrêtés pour changer de voiture. Faut dire qu'on est grillés avec celle-là, et puis en plus il n'y a pas assez de place pour nos cargaisons. Ah, et au fait, je suis navrée pour toi, tu as dû souffrir dans le coffre. » Elle accompagna sa phrase d'un petit rire ironique, ce qui ne manqua pas de l'énerver. « C'est comme ça que tu t'excuses ? » lui cria-t-il, alors que déjà elle s'éloignait.

    En l'entendant pester ainsi contre leur maîtresse, Giovanni et Isidore semblèrent choqués. Ils se jetèrent sur le journaliste en s'exclamant: « Elle s'est excusée ?! Elle ?!? »

    • Quoi ? répondit-il alors, quelque peu intimidé. Ça ne ressemblait pas à des excuses, même si ça en avait l'apparence. Et quand bien même elle se serait excusée, ce n'est pas sincère !

    • Elle t'a dit quelque chose qui avait l'apparence d'une excuse ?? Mais c'est déjà trop ! Une marraine ne s'excuse jamais ! Pas plus qu'elle ne pardonne. Personne ne l'a jamais entendue s'excuser dans la famille, personne ! »

    Le jeune homme regarda les deux mafieux comme s'ils étaient atteints d'une quelconque folie. Clémence devait vraiment être sévère avec eux pour qu'un simple « pardon » les chamboule ainsi.

    Ils patientèrent pendant les minutes qui suivirent, silencieux, le temps que les renforts arrivent. Laurent pouvait de nouveau se mouvoir; il en profita pour examiner son corps, et ne releva à peine que quelques bleus, moins que ce à quoi il s'attendait. Soudain, un camion-citerne débarqua devant eux en coupant dans l'herbe. Il était peint en blanc, et portait en lettres capitales d'imprimerie l'inscription « GOURNAUD FILS - LAITIER », ainsi que le dessin d'une mignonne petite vache.

    « Bien plus plus discret que la Mercedes, en effet » songea avec sarcasme le reporter.

    Un homme de grande carrure en sortit, encore plus imposant qu'Isidore et Giovanni. Il fit quelques pas dans leur direction, puis lança à Clémence :

    «Salut patronne ! Y a la place là-dedans, dit-il en désignant le camion, on peut y loger deux tonnes de coke, au moins !

    • C'est parfait, répondit la petite brune en se frottant les mains, parfait. Y aura donc de quoi caser un otage aussi ! »

    Le gangster se tourna alors promptement vers Laurent, l'air surpris.

    « Laurent !! s'écria-t-il en souriant. C'est pas vrai ! Quelle surprise ! Tu te souviens de moi, n'est-ce pas ? »

    Le journaliste sentit une vague de stress l'envahir. Il n'avait même pas eu le temps de lui répondre que déjà l'autre s'était jeté sur lui pour le serrer dans ses bras.

    « Qui êtes-vous ?... hasarda le pauvre jeune homme.

    • Comment ! Tu m'as oublié ! Mais enfin, souviens-toi ! C'est moi qui t'avais enlevé il y a cinq ans, sur ordre de Clémence !

    • Ah... Je vois.

    • Eh bien, on t'a tellement manqué que tu as décidé de revenir, c'est ça ?

    • Non. En fait, c'est Clémence qui m'a forcé à venir...

    • Bien joué, patronne ! lança le mafioso à sa cheffe, en clignant de l'oeil. Je peux l'accompagner dans la citerne ?

    • Eh bien, je n'y vois aucun inconvénient, répondit calmement la petite brune, utilisant un langage soutenu inhabituel venant d'elle.

    • On fait comme ça alors ! C'est génial, hein, Laurent ? Tu ne seras pas tout seul !

    • … Ça ne peut pas être pire qu'à l'aller.

    • Ça, c'est ce que tu crois » ricana Clémence.

    Ils s'installèrent donc dans le camion, Isidore, Clémence et Giovanni à l'avant, Laurent et le mafieux inconnu dans la citerne. La patronne prit le volant et les fit rejoindre l'autoroute.

     

    L'intérieur de la citerne était entièrement plongé dans l'obscurité. Le jeune reporter se sentait oppressé par la présence du gangster à ses côtés: en fin de compte, il valait peut-être mieux être seul que mal entouré.

    « Alors, tu t'es souvenu de moi, n'est-ce pas ? lança avec une timidité de rustre son compagnon de voyage.

    • Je crois savoir qui vous êtes, oui... Mais je n'arrive pas à me rappeler votre nom.

    • Tu peux me tutoyer, tu sais ! Je m'appelle Frédéric.

    • Frédéric ? Comme mon oncle.

    • Je le sais ! C'est justement pour ça que Clémence m'avait envoyé moi, à l'époque, pour te kidnapper. Elle disait « pour voler un Frédéric, rien ne vaut un Frédéric ! ».

    • Son humour n'a jamais volé très haut apparemment...

    • Haha ! Et pourtant, elle avait raison. Il a donné une grosse rançon, ton tonton... Cinq millions de francs, c'était plus que tout ce qu'on aurait pu espérer.

    • Je n'en doute pas...

    • D'ailleurs, en parlant de ça... La patronne a l'air de bien t'apprécier. J'ai pas raison ? Tu en penses quoi, ça te plaît ?

    • Je n'ai rien à en penser : tu te fais des idées, c'est tout...

    • Tsst, arrête de me mentir... Tout le monde sait ce qu'il se passe réellement entre vous. Si elle t'enlève maintenant, c'est plus pour des raisons sexuelles que financières. »

    Laurent sourit. Il fallait dire qu'il n'avait pas tort, en fin de compte. Il le savait très bien lui-même, mais bien sûr il était hors de question qu'il l'admette ! Cette situation était plus subie que vécue, et il ne voulait pas devenir source de moquerie pour le mafieux, alors qu'il souffrait déjà suffisamment.

    • Tu te trompes, Frédéric !... Je ne ressens rien pour elle, et elle non plus, si tu veux tout savoir.

    • Vraiment rien ?

    • Non, rien.

    • C'est vrai ? Tant mieux. Tu sais, c'est pas pour rien qu'on la surnomme « Démence » au lieu de Clémence, entre hommes de main. Donc, tu devrais quand même faire attention, chéri.

    • … Euh... Tu viens de m'appeler comment là ?!

    • Haha... Allez, entre nous, tu sais bien que tu ne m'as jamais laissé indifférent, mon Laurent. »

    Le pauvre journaliste fut pris de sueurs froides. Ainsi donc, dans cette famille de mafieux, ils étaient tous autant dingues ? Pourquoi est-ce qu'ils le harcelaient tous, lui, l'homme marié, le pigiste, l'intègre ? Il sentit le souffle de Frédéric sur ses cheveux. Ainsi que sa main sur sa jambe... Ils étaient seuls, dans l'obscurité, et pour couronner le tout ils étaient enfermés ensemble dans une citerne blindée. Il ne pouvait donc pas s'échapper, d'autant plus qu'il avait face à lui un gros baraqué, armé jusqu'au dents. Alors, au lieu de ça, il bredouilla une réponse :

    « Je... je suis... marié. »

    Le géant éclata de rire. Il se rapproche encore plus, tellement près que Laurent pouvait sentir son odeur de musc, et lui murmura à l'oreille :

    • Et alors, qu'est-ce que ça peut me faire ? En plus, t'es même pas crédible, t'es trop jeune pour être marié...

    • Je ne suis pas si jeune, j'ai vingt-huit ans quand même...

    • Je te l'ai déjà dit : arrête de me mentir.

    • Je ne mens pas !!

    • Bon, je ne t'intéresse pas, c'est ça ?

    • Hm... C'est-à-dire que...

    • Okay, j'ai compris. Quand même, tu t'y crois trop, p'tit con. »

    Laurent failli s'étrangler d'incompréhension. P'tit con ?! Mais quel culot ! N'était-ce pas lui, qui, un instant auparavant, affirmait non sans audace qu'il ne le laissait pas indifférent ? Il en tira la conclusion que les mafieux devaient être lunatiques. Ou schizophrènes. Sans doute un peu des deux. Malgré tout, il était heureux que Frédéric n'ait pas insisté davantage, car il savait qu'il ne ferait pas le poids face à ses gros biceps.

    Le reste du trajet se déroula dans le silence. Du moins, dans la citerne, car, à l'avant, les trois gangsters se racontaient des blagues pour faire passer le temps.

    « Comment appelle-t-on un pauvre à la mafia ? lança Giovanni, en réprimant un rire.

    • Moi je sais, moi je sais ! s'écria Clémence. C'est un millionnaire ! »

    Les trois compères éclatèrent de rire. Cette vanne-là, il fallait toujours que quelqu'un la fasse à un moment ou à un autre.

    Une dizaine de blagues de mauvais goût plus tard, ils atteignirent enfin la sortie d'autoroute qui les menaient à destination. Après avoir vadrouillé dans la campagne, ils arrivèrent au lieu du rendez-vous. Deux vieilles femmes les y attendaient, en plein milieu d'un champ. A côté d'elles, une gigantesque tente s'élevait vers le ciel. Sous cette tente, une montagne de sacs remplis de cocaïne. Clémence descendit la première pour saluer les deux dames. Isidore le deuxième, pour ouvrir la citerne. Laurent, enfin délivré, s'élança hors de cette maudite cloison pour se jeter dans les bras de sa ravisseuse, comme un enfant apercevant sa mère venu le chercher à la sortie des cours. Ce fut tellement brusque qu'elle en perdit l'équilibre. Ils tombèrent tous les deux dans l'herbe.

    « Clémence !! s'écria le journaliste. S'il te plaît, ne me laisse plus jamais seul avec ce type ! » Il lui fit une grosse étreinte, puis, sentant une présence menaçante, releva lentement la tête. Il déglutit. Cinq pistolets étaient braqués sur lui.

     

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