•  Mafi

     

    I

     

    « Patronne, je crois qu'on a un problème. »

     

    La jeune femme fronça les sourcils. Comment, un problème ? Cela faisait déjà une heure qu'ils étaient en route, et, alors qu'il ne leur restait à peine que quelques kilomètres à gravir, voilà qu'apparaissait un « problème ». Elle sentit une goutte de sueur perler sur son front; non, impossible, ce maudit chauffeur divaguait sûrement ! Aucune Famille adverse ne pouvait savoir qu'ils étaient là. Et ce problème ne pouvait être qu'une broutille : la journée était déjà suffisamment chargée pour qu'ils prennent du retard.

     

    « Quel problème ? Y a aucun problème. Avance, imbécile, c'est pas comme si on avait tout notre temps, non plus !

     

    • Le problème, c'est que la rue est barrée, patronne ! On ne peut plus avancer...

    • Comment ça, barrée ?

    • Il y a un rassemblement. On ne va quand même pas écraser toutes ces personnes en avançant, ça ne passerait pas inaperçu...

    • Un rassemblement de quoi, de civils ? Un problème, ça ? Laisse-moi rire... Tu vas voir que je vais te la débloquer, moi, cette putain de rue...! »

     

    A ces mots, Clémence s'empara du pistolet qui était posé à côté d'elle sur la banquette arrière, puis sortit de la vieille Mercedes. A quelques mètres de la voiture, une trentaine d'hommes de tous âges se tenaient debout, main dans la main, de façon à boucher la circulation. Il s'agissait visiblement d'une manifestation de catholiques intégristes contre l'avortement, à en juger les crucifix et les Bibles qu'ils brandissaient comme s'il s'était agit d'un Code Civil, et les nombreuses pancartes et banderoles étalées à même le sol. On pouvait y lire, écrites en grosses lettres tracées maladroitement par un quelconque vieillard pressé d'en finir, des inscriptions telles que « Sauvons les bébés à naître » ou encore « Tu ne tueras pas ». Cela ressemblait en tout point à un rassemblement improvisé : si une dizaine de journalistes étaient présents pour couvrir l'affaire, il n'y avait pas l'ombre d'un policier. Sans doute n'avaient-ils pas été prévenus par les organisateurs ?

     

    « C'est ça qui bloque ?! grommela la petite brune. Eh, je fais quoi, Isidore ? lança-t-elle à son chauffeur, resté au volant de la voiture immobile. Et si je tirais en l'air, pour tous les faire détaler ?

     

    • Ne faites pas ça, madame, pensez un peu au bazar que ça ferait !!

    • On s'en fout, y a beau y avoir une foule de journalistes, y a pas un poulet à l'horizon... »

     

    Le vieil homme lui jeta un regard suppliant. Elle lâcha un long soupir.

     

    « Bon, d'accord... Je ne tirerai pas. Mais pas question de revenir en arrière: il faut les chasser d'ici, les faire déguerpir. »

     

    Elle rangea son pistolet dans son veston avant de faire quelques pas vers les manifestants. La bretelle de son pantalon glissa de son épaule. Elle la remit donc en place, d'un geste machinal qui trahissait une certaine habitude, malgré le caractère insolite d'un tel habillement pour une femme à cette époque. Elle continua son avancée vers la foule, avant de s'exclamer, haut et fort, de sorte à ce que tout le monde l'entende :

     

    « C'EST QUOI CE BORDEL ??! »

     

    Tous se retournèrent vers elle. A sa simple vue, les visages des journalistes devinrent blêmes: ils coururent à toute vitesse vers leurs véhicules. En quelques secondes, ils avaient tous décampé, à l'exception d'un reporter du quotidien La Délivrance, qui n'avait pas bronché du début à la fin de ce petit manège mais qui ne semblait pas non plus étonné par la réaction de ses collègues. Les manifestants, eux, avaient assisté à toute la scène, stupéfaits. A présent, la curiosité poussait leurs regards vers l'objet de la frayeur des journalistes, à savoir une jeune femme. Le dernier reporter sur place, un homme blond de fine corpulence, leur cria :

    «Partez vite, Messieurs les réac', vous ignorez qui elle est ! Elle n'est pas connu du grand public, mais je vous conseille d'abandonner vos pancartes et de courir, si vous ne voulez pas avoir affaire à la mafia. »

    Rien qu'en prononçant sa dernière phrase, il avait réussi à terroriser tous ses interlocuteurs. Ils jetèrent alors brusquement leurs banderoles obscurantistes sur le pavé et partirent sans demander leur reste. En voyant à quel point elle pouvait inspirer de la crainte, Clémence éclata d'un rire franc.

    « Quelles tapettes ! s'exclama-t-elle, l'air guilleret. Foutus machos: ils ont beau être nombreux, une seule femme suffit à leur faire mouiller leurs frocs. Un rien les affole !

    • Tu te méprends, sourit le jeune homme, tu n'es pas ce que l'on appellerait « rien ».

    • Ah ? T'm'appellerais comment, toi ?

    • Plutôt « tout » que « rien ».

    • Oh ! Tu m'flattes, petit journaliste. D'ailleurs, mon beau Laurent, ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vus... non ?

    • En effet ! Et tu ne m'as absolument pas manqué.

    • Tu m'provoques, là ? Tu mériterais que j'te kidnappe, tiens...

    • Pourquoi faire ?! protesta-t-il, effaré. Pour demander une rançon à mon journal ?

    • Joue pas au con avec moi...

    • Alors pour quoi ? Pour que je te révèle des informations ?

    • Non, pour que mon lit soit pas vide ce soir. »

    En voyant les joues du reporter s'empourprer, elle ne put s'empêcher de rire. Il était si innocent, si maladroit, et pourtant il prétendait jouer dans la cour des Grands. Doucement, elle sortit son pistolet de sa veste et le braqua sur le jeune homme.

    « Isidore, Giovanni, cria-t-elle en direction de la voiture, attrapez-moi cette petite souris égarée.

    • Clémence ! Tu n'es tout de même pas sérieuse, là ??! s'insurgea le pauvre garçon. Tu ne vas pas vraiment me kidnapper ?...

    • Oh que si, je suis on ne peut plus sérieuse. Je t'emmène avec moi, rien qu'une journée, et demain, t'es libre. Ça te va ? Eh, avoue que je suis gentille, quand même, avec mes prisonniers... »

    Laurent fut prit d'une grande panique: deux imposants mafiosi sortirent de la Mercedes, obéissant aux ordres de leur cheffe. Il tenta de s'enfuir, en vain: déjà, ils l'avaient encerclé. Le plus grand des deux, et aussi le plus jeune, lui bloqua les bras dans le dos pendant que l'autre lui passait des menottes.

    « Attendez, attendez !! C'est bon, je me rends, je vous suis. Je ne chercherais pas à m'enfuir, promis. Mais s'il vous plaît, ne m'attachez pas...! »

    Les deux subalternes lancèrent un regard interrogatif vers leur maîtresse. Le plus vieux hasarda:

    • Il a raison, madame. On n'a pas besoin de l'attacher, ni même de l'emmener avec nous en fait. En quoi vous intéresse-t-il ?

    • Tait-toi, Isidore. Obéis, et arrête de poser des questions. Contentez-vous de l'attacher, de lui bander les yeux et de le mettre dans le coffre. Et toi, Laurent, écoute-moi bien: tu n'as pas le droit de voir le chemin qu'on va emprunter, à moins d'être de la famille ! Parce que sinon, qui sait si tu ne vas pas noter l'adresse pour ensuite nous balancer aux flics ? Par ailleurs, on va faire un petit détour pour le business. Tu sais aussi bien que moi ô combien il serait fâcheux que tu te retrouves mêlé à un trafic de drogue. »

    Il déglutit, regrettant aussitôt de ne pas avoir suivi ses confrères journalistes dans leur exode quand il était encore temps. Dans quelle bourbier s'était-il fourré ? Ah, comme il avait eu tort de se fier à une brute pareille ! Et pourtant, ce n'était pas comme si ça ne lui était jamais arrivé : cinq ans auparavant, alors qu'il débutait sa carrière journalistique, Clémence l'avait déjà kidnappé, cette fois-ci moyennant une rançon. Mais il faut dire que durant sa captivité, il avait tout compte fait plus ou moins sympathisé avec cette marraine cynique; et ce fut presque avec regrets qu'ils s'étaient quittés, quand, au bout de quelques mois, son oncle avait enfin déversé la rançon. C'est pourquoi il n'avait pas jugé nécessaire de s'enfuir lorsqu'il avait revu, pour la première fois depuis des années, la belle et terrible mafieuse. Vouant une confiance aveugle à leur amitié, il ne l'avait pas crue capable de lui faire du mal: et pourtant, c'était bien ce qu'elle s'apprêtait à faire !

    En deux temps, trois mouvements, il se retrouva enfermé dans le coffre de la voiture, jambes et bras menottés, yeux bandés. Puis la vieille Mercedes démarra au quart de tour, et s'enfonça dans les ruelles de la capitale. Clémence cette fois-ci s'était assise à l'arrière avec Giovanni, tandis qu'Isidore avait reprit le volant.

     

    L'air était étouffant dans le coffre. Laurent avait déjà les membres tous engourdis, bien qu'il ne s'était écoulé que cinq minutes depuis leur départ. Ses menottes lui striaient les poignets, l'obscurité le rendait encore plus sensible à la peur qui s'emparait de lui, et, pour tout arranger, il était claustrophobe. Au début, il avait tenté, en vain, de déterminer l'itinéraire des trois mafieux à l'aide des secousses de la voiture; mais il avait très vite fini par abandonner, lassé de ce voyage qui s'éternisait. Tout ce qu'il voulait, ce pauvre garçon, c'était rentrer chez lui, être en sécurité, tout oublier, plonger son regard dans celui de sa tendre épouse et effacer à jamais le visage moqueur de Clémence de sa mémoire. Jamais il n'avait demandé à être maltraité de la sorte, enfermé dans une cloison étroite, la joue collée contre la moquette d'une vieille Mercedes; jamais ! Mais que pouvait-il y faire ? Il était destiné à combler, dans un futur proche, les fantasmes d'une rude gangster. C'était ça qu'elle attendait de lui, et elle était prête à le soumettre par la force pour satisfaire ses besoins ! Toutefois, en dépit de tout le mal qu'elle lui inspirait, il était bien obligé d'admettre qu'au fond de lui cette situation n'était pas pour lui déplaire. Il avait beau résister, pester contre Clémence et lui reprocher tous ses mauvais traitements, il n'arrivait pas à la détester complètement. Il faut dire qu'il ne pouvait s'empêcher de repenser à ces deux mois de captivité qu'il avait passés auprès d'elle, cinq ans plus tôt. A l'époque, il s'était très vite rendu compte que malgré le sale rôle de geôlière qu'elle endossait, elle réussissait à être agréable avec lui et lui faire oublier la raison pour laquelle il la côtoyait. Ce paradoxe le hantait lorsque, soudainement, il lui sembla entendre le son d'une sirène.

     

    « T'entends c'que j'entends ? » lâcha la jeune femme, rompant le long silence qui s'était installé entre les trois compères.

    « Oui, c'est la sirène de la police.

    • Si tu le sais, qu'est-ce que t'attends pour accélérer, Z'idore ?

    • Mais, si j'accélère, protesta le vieux chauffeur, ils vont se douter de quelque chose !

    • Ils se doutent déjà de quelque chose, ducon ! Les journalistes ont dû leur dire qu'on était là. Du coup ils nous ont tracés. Et en plus, on conduit une voiture volée, le comble de la discrétion... Allez, ACCELERE JE TE DIS !

    • Je... Je suis trop vieux maintenant pour une course-poursuite avec les flics, ce n'est plus de mon âge tout ça...

    • Eh bien pousse-toi gros lard, je m'en charge ! » répliqua la mafieuse en colère, tout en se faufilant entre les fauteuils pour rejoindre la banquette avant.

    Elle s'empara rageusement du volant, et, voyant qu'Isidore refusait de se déplacer, arguant des problèmes de dos, elle n'eut d'autre choix que de s'asseoir sur ses genoux pour prendre la commande du véhicule. En appuyant sur l’accélérateur, son pied écrasa celui du vieux chauffeur, qui ne put retenir un cri de douleur. A partir de là, une course endiablée s'ensuivit. Les deux voitures étaient à leurs vitesses maximales, faisant crisser d'étincelles leurs roues dans les virages. L'intrépide Clémence faisait des dérapages comme seuls les mafieux en font.

    « Tire-leur dessus, Giovanni, allez ! cria-elle alors que la voiture filait à toute vitesse sur un pont. Et pas dans les roues, directement dans la tête ! »

     

     Pendant ce temps, le calvaire de Laurent continuait. Les mouvements de la voiture, accentués par le contexte de la course-poursuite, le heurtaient sans cesse aux parois du coffre. Son corps, certainement, était couvert de bleus; mais quoi ? Il ne pouvait rien y faire, tel qu'il était ficelé. C'est pourquoi, lorsque les premiers coups de feu retentirent, il fut sur le point de s'évanouir. S'évanouir, pour ne pas dire mourir d'une crise cardiaque ! Car la situation avait, en effet, un caractère plutôt angoissant: il ignorait tout de ce qui se tramait à l'extérieur. Absolument tout. C'est dire qu'il ne savait même pas de qui provenaient les tirs: des policiers ? De ses ravisseurs ? Des deux ?... Dans tous les cas, il n'était pas tiré d'affaire. Il put enfin déterminer la source de ces rafales lorsque la sirène de la police, qui rugissait depuis un moment déjà, soudain s'arrêta net. Cela signifiait clairement que les tirs venaient de son camp, et il ne put se retenir de trembler en songeant aux policiers, qui, à présent, étaient morts sinon mourants. La Mercedes, n'étant plus poursuivie, reprit peu à peu sa vitesse normale. Elle roula encore pendant un moment (moment qui parut durer l'éternité au pauvre Laurent), puis finit par s'arrêter. Le jeune homme entendit les portières s'ouvrir, suivies de bruits de pas, et ce fut alors au tour du coffre d'être descellé.

     

    « Sortez-le de là » ordonna sèchement Clémence à ses subordonnés.

    Il se sentit agrippé par une poigne puissante. L'instant d'après, le journaliste était dehors, à l'air libre. Ses jambes ne pouvaient plus le porter, et il serait tombé au sol tête la première s'il n'avait pas été soutenu par les deux mafiosi. Ils le détachèrent, suite au indications de leur cheffe, et lui enlevèrent le morceau de tissu qui lui masquait les yeux. Il recouvrit enfin la vue: ils étaient en plein milieu de la campagne, dans un endroit qui lui était totalement inconnu. Il ne put s'empêcher de frémir en pensant au nombre de kilomètres parcourus, depuis le départ à Paris.

    « Ne rêve pas, Laurent, lui dit froidement la jeune femme. On n'est pas du tout arrivés, ça non ! On s'est juste arrêtés pour changer de voiture. Faut dire qu'on est grillés avec celle-là, et puis en plus il n'y a pas assez de place pour nos cargaisons. Ah, et au fait, je suis navrée pour toi, tu as dû souffrir dans le coffre. » Elle accompagna sa phrase d'un petit rire ironique, ce qui ne manqua pas de l'énerver. « C'est comme ça que tu t'excuses ? » lui cria-t-il, alors que déjà elle s'éloignait.

    En l'entendant pester ainsi contre leur maîtresse, Giovanni et Isidore semblèrent choqués. Ils se jetèrent sur le journaliste en s'exclamant: « Elle s'est excusée ?! Elle ?!? »

    • Quoi ? répondit-il alors, quelque peu intimidé. Ça ne ressemblait pas à des excuses, même si ça en avait l'apparence. Et quand bien même elle se serait excusée, ce n'est pas sincère !

    • Elle t'a dit quelque chose qui avait l'apparence d'une excuse ?? Mais c'est déjà trop ! Une marraine ne s'excuse jamais ! Pas plus qu'elle ne pardonne. Personne ne l'a jamais entendue s'excuser dans la famille, personne ! »

    Le jeune homme regarda les deux mafieux comme s'ils étaient atteints d'une quelconque folie. Clémence devait vraiment être sévère avec eux pour qu'un simple « pardon » les chamboule ainsi.

    Ils patientèrent pendant les minutes qui suivirent, silencieux, le temps que les renforts arrivent. Laurent pouvait de nouveau se mouvoir; il en profita pour examiner son corps, et ne releva à peine que quelques bleus, moins que ce à quoi il s'attendait. Soudain, un camion-citerne débarqua devant eux en coupant dans l'herbe. Il était peint en blanc, et portait en lettres capitales d'imprimerie l'inscription « GOURNAUD FILS - LAITIER », ainsi que le dessin d'une mignonne petite vache.

    « Bien plus plus discret que la Mercedes, en effet » songea avec sarcasme le reporter.

    Un homme de grande carrure en sortit, encore plus imposant qu'Isidore et Giovanni. Il fit quelques pas dans leur direction, puis lança à Clémence :

    «Salut patronne ! Y a la place là-dedans, dit-il en désignant le camion, on peut y loger deux tonnes de coke, au moins !

    • C'est parfait, répondit la petite brune en se frottant les mains, parfait. Y aura donc de quoi caser un otage aussi ! »

    Le gangster se tourna alors promptement vers Laurent, l'air surpris.

    « Laurent !! s'écria-t-il en souriant. C'est pas vrai ! Quelle surprise ! Tu te souviens de moi, n'est-ce pas ? »

    Le journaliste sentit une vague de stress l'envahir. Il n'avait même pas eu le temps de lui répondre que déjà l'autre s'était jeté sur lui pour le serrer dans ses bras.

    « Qui êtes-vous ?... hasarda le pauvre jeune homme.

    • Comment ! Tu m'as oublié ! Mais enfin, souviens-toi ! C'est moi qui t'avais enlevé il y a cinq ans, sur ordre de Clémence !

    • Ah... Je vois.

    • Eh bien, on t'a tellement manqué que tu as décidé de revenir, c'est ça ?

    • Non. En fait, c'est Clémence qui m'a forcé à venir...

    • Bien joué, patronne ! lança le mafioso à sa cheffe, en clignant de l'oeil. Je peux l'accompagner dans la citerne ?

    • Eh bien, je n'y vois aucun inconvénient, répondit calmement la petite brune, utilisant un langage soutenu inhabituel venant d'elle.

    • On fait comme ça alors ! C'est génial, hein, Laurent ? Tu ne seras pas tout seul !

    • … Ça ne peut pas être pire qu'à l'aller.

    • Ça, c'est ce que tu crois » ricana Clémence.

    Ils s'installèrent donc dans le camion, Isidore, Clémence et Giovanni à l'avant, Laurent et le mafieux inconnu dans la citerne. La patronne prit le volant et les fit rejoindre l'autoroute.

     

    L'intérieur de la citerne était entièrement plongé dans l'obscurité. Le jeune reporter se sentait oppressé par la présence du gangster à ses côtés: en fin de compte, il valait peut-être mieux être seul que mal entouré.

    « Alors, tu t'es souvenu de moi, n'est-ce pas ? lança avec une timidité de rustre son compagnon de voyage.

    • Je crois savoir qui vous êtes, oui... Mais je n'arrive pas à me rappeler votre nom.

    • Tu peux me tutoyer, tu sais ! Je m'appelle Frédéric.

    • Frédéric ? Comme mon oncle.

    • Je le sais ! C'est justement pour ça que Clémence m'avait envoyé moi, à l'époque, pour te kidnapper. Elle disait « pour voler un Frédéric, rien ne vaut un Frédéric ! ».

    • Son humour n'a jamais volé très haut apparemment...

    • Haha ! Et pourtant, elle avait raison. Il a donné une grosse rançon, ton tonton... Cinq millions de francs, c'était plus que tout ce qu'on aurait pu espérer.

    • Je n'en doute pas...

    • D'ailleurs, en parlant de ça... La patronne a l'air de bien t'apprécier. J'ai pas raison ? Tu en penses quoi, ça te plaît ?

    • Je n'ai rien à en penser : tu te fais des idées, c'est tout...

    • Tsst, arrête de me mentir... Tout le monde sait ce qu'il se passe réellement entre vous. Si elle t'enlève maintenant, c'est plus pour des raisons sexuelles que financières. »

    Laurent sourit. Il fallait dire qu'il n'avait pas tort, en fin de compte. Il le savait très bien lui-même, mais bien sûr il était hors de question qu'il l'admette ! Cette situation était plus subie que vécue, et il ne voulait pas devenir source de moquerie pour le mafieux, alors qu'il souffrait déjà suffisamment.

    • Tu te trompes, Frédéric !... Je ne ressens rien pour elle, et elle non plus, si tu veux tout savoir.

    • Vraiment rien ?

    • Non, rien.

    • C'est vrai ? Tant mieux. Tu sais, c'est pas pour rien qu'on la surnomme « Démence » au lieu de Clémence, entre hommes de main. Donc, tu devrais quand même faire attention, chéri.

    • … Euh... Tu viens de m'appeler comment là ?!

    • Haha... Allez, entre nous, tu sais bien que tu ne m'as jamais laissé indifférent, mon Laurent. »

    Le pauvre journaliste fut pris de sueurs froides. Ainsi donc, dans cette famille de mafieux, ils étaient tous autant dingues ? Pourquoi est-ce qu'ils le harcelaient tous, lui, l'homme marié, le pigiste, l'intègre ? Il sentit le souffle de Frédéric sur ses cheveux. Ainsi que sa main sur sa jambe... Ils étaient seuls, dans l'obscurité, et pour couronner le tout ils étaient enfermés ensemble dans une citerne blindée. Il ne pouvait donc pas s'échapper, d'autant plus qu'il avait face à lui un gros baraqué, armé jusqu'au dents. Alors, au lieu de ça, il bredouilla une réponse :

    « Je... je suis... marié. »

    Le géant éclata de rire. Il se rapproche encore plus, tellement près que Laurent pouvait sentir son odeur de musc, et lui murmura à l'oreille :

    • Et alors, qu'est-ce que ça peut me faire ? En plus, t'es même pas crédible, t'es trop jeune pour être marié...

    • Je ne suis pas si jeune, j'ai vingt-huit ans quand même...

    • Je te l'ai déjà dit : arrête de me mentir.

    • Je ne mens pas !!

    • Bon, je ne t'intéresse pas, c'est ça ?

    • Hm... C'est-à-dire que...

    • Okay, j'ai compris. Quand même, tu t'y crois trop, p'tit con. »

    Laurent failli s'étrangler d'incompréhension. P'tit con ?! Mais quel culot ! N'était-ce pas lui, qui, un instant auparavant, affirmait non sans audace qu'il ne le laissait pas indifférent ? Il en tira la conclusion que les mafieux devaient être lunatiques. Ou schizophrènes. Sans doute un peu des deux. Malgré tout, il était heureux que Frédéric n'ait pas insisté davantage, car il savait qu'il ne ferait pas le poids face à ses gros biceps.

    Le reste du trajet se déroula dans le silence. Du moins, dans la citerne, car, à l'avant, les trois gangsters se racontaient des blagues pour faire passer le temps.

    « Comment appelle-t-on un pauvre à la mafia ? lança Giovanni, en réprimant un rire.

    • Moi je sais, moi je sais ! s'écria Clémence. C'est un millionnaire ! »

    Les trois compères éclatèrent de rire. Cette vanne-là, il fallait toujours que quelqu'un la fasse à un moment ou à un autre.

    Une dizaine de blagues de mauvais goût plus tard, ils atteignirent enfin la sortie d'autoroute qui les menaient à destination. Après avoir vadrouillé dans la campagne, ils arrivèrent au lieu du rendez-vous. Deux vieilles femmes les y attendaient, en plein milieu d'un champ. A côté d'elles, une gigantesque tente s'élevait vers le ciel. Sous cette tente, une montagne de sacs remplis de cocaïne. Clémence descendit la première pour saluer les deux dames. Isidore le deuxième, pour ouvrir la citerne. Laurent, enfin délivré, s'élança hors de cette maudite cloison pour se jeter dans les bras de sa ravisseuse, comme un enfant apercevant sa mère venu le chercher à la sortie des cours. Ce fut tellement brusque qu'elle en perdit l'équilibre. Ils tombèrent tous les deux dans l'herbe.

    « Clémence !! s'écria le journaliste. S'il te plaît, ne me laisse plus jamais seul avec ce type ! » Il lui fit une grosse étreinte, puis, sentant une présence menaçante, releva lentement la tête. Il déglutit. Cinq pistolets étaient braqués sur lui.

     

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  • J'en ai profité pour chercher des infos sur internet et... putain ! c'est exactement ça !!

    Ludovic est un homme indépendant pour qui le mot liberté est sacré. C'est un séducteur, amoureux de la vie et de ses plaisirs. Il ne tient pas en place et, si la vie le lui permet, il se trouve souvent entre deux trains ou entre deux avions. Son besoin d'aventure est grand, aidé en cela par sa promptitude d'action, sa grande adaptabilité et sa curiosité. Ses atouts sont pour l'essentiel : le dynamisme, le sens de l'initiative, la sociabilité, l'aisance, l'habileté, la sympathie qu'il inspire et son enthousiasme (il s'agit, à l'évidence, d'un caractère passionné). Ses handicaps seraient : l'instabilité, la versatilité, la légèreté, la gourmandise, l'insouciance, voire une certaine tendance au libertinage, le tout sur un fond quelque peu superficiel et risque-tout. Son intuition est développée ainsi que sa sensibilité. Tout cela ajouté à ses qualités fait qu'il est généralement perçu comme plaisant par son entourage. Il n'est pas fait pour vivre seul et ne supporte guère la solitude, préférant même être mal accompagné que solitaire. Il est d'ailleurs particulièrement doué pour les contacts et les négociations. Enfant, c'est un réel « petit diable », plutôt instable et agité, se montrant en outre souvent désobéissant et désordonné... De quoi faire largement enrager ses parents pendant quelques années. En conséquence, une éducation stricte est souhaitable, mais en lui sauvegardant néanmoins une certaine indépendance ainsi que des plages horaires quotidiennes où il puisse se dépenser physiquement (sports conseillés).

     

    Qu'aime-t-il ?
    Humaniste, Ludovic aime se rendre utile, voire même se dévouer pour les autres, aussi apprécie-t-il de participer aux activités de groupes ou de collectivités qui partagent cette même préoccupation ou idéologie. La vie amoureuse est capitale pour lui et il se montre très ardent, sensuel et enclin aux coups de foudre. C'est un conquérant, qui se lasse très vite de ses conquêtes. Il peut aussi avoir le goût de l'étranger ou de l'étrange, et n'est pas insensible aux rapports amoureux avec des partenaires exotiques. Pour lui, toutes les expériences sont intéressantes à vivre, quels que soient les êtres, les lieux ou les circonstances... avec les risques qui y sont liés !

    Que fait il ?

    Comme Ludovic est impatient, il sera tenté de ne pas poursuivre d'études longues (sauf s'il a une motivation profonde), pour se précipiter vite dans l'action, quitte à changer rapidement de profession par la suite. Les métiers qu'il sera susceptible de choisir sont liés aux voyages, à l'étranger (import-export, transports, tourisme), à la vente, à la publicité, à la représentation, à la presse, ou en rapport avec la cuisine, la gastronomie, la restauration, l'hôtellerie..., il pourra aussi s'orienter vers les domaines médical, paramédical, judiciaire ou social.

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  • "Ludovic !" criait-elle, la voix teintée d'angoisse. "Ludovic, où es-tu ?". La vieille servante courait avec peine entre les herbes, qui, il faut le dire, n'avaient pas été taillées depuis des années. Le soleil brillait entre les feuilles, et le doux gazouillement des oiseaux agrémentait cette ambiance printanière. La pauvre femme n'y faisait pas attention, et elle se serait arraché les cheveux, si seulement il lui en restait suffisamment pour le faire. Si elle ne retrouvait pas le petit garçon dans l'heure, il allait lui en coûter son travail ! Elle ne pourrait pas s'en tirer avec quelques excuses, comme d'autres fois où, distraite, elle l'avait laissé jouer dans la boue à son insu. Alors qu'elle passait près d'un petit ruisseau, un ricanement infantile résonna dans tout le bois. Elle se retourna vivement et, affolée, chercha la source de ce rire sinistre.

    "Tu n'y es pas, s'amusait l'enfant. Ca ne sert à rien de me chercher à terre."

    Après avoir fouillé dans tous les buissons alentours, la vieille gouvernante finit par l'apercevoir en levant la tête.

    "Vilain garnement ! s'offusqua-t-elle. Descend tout de suite d'ici !". Voyant qu'à défaut de lui obéir, il avait le culot de lui rire au nez, elle l'exhorta de plus belle: "Si tu ne descends pas tout de suite, j'irais me plaindre à ton père ! Pense à la raclée que tu te prendrait !...".  Le petit noble fit la moue. Elle avait trouvé son point faible, assez facile à deviner. Alors, tout en râlant, il descendit le grand chêne qu'il avait escaladé, avec toute son agilité d'enfant. Il se tourna vers la vieille femme et la regarda d'un air boudeur. On aurait pu se noyer dans ses grands yeux bleus comme dans une fontaine d'innocence.

    "Décidément, tu es trop mignon, toi, rouspéta la vieille femme. Dommage que tu sois aussi insupportable; on te donnerait pourtant le bon Dieu sans confession !"

    -Moi, ça me dérangerait pas, lança naïvement le marmot. J'aime pas confesser !

    -Non, Ludovic. On dit : "cela ne me dérangerait pas" et "je n'aime pas me confesser". Ce que tu as dit n'était pas français.

    -Oui, oui, je sais... "je n'aimeuh point me confesser" ! Cela vous sied-t-il, Mâdame ?

    -C'est parfait, jeune homme ! rigola la servante. Mais, pourquoi donc n'aimes-tu pas te confesser ?

    -Ben, ça sert à rien ! lança le garçonnet, avant de reprendre: euh, je voulais dire... Cela ne sert à rien."

    Soudain, le vacarme d'un vol de corbeau troubla le silence paisible de la forêt. On eût dit que deux groupes de ces oiseaux macabres se battaient farouchement. En même temps qu'ils piaillaient, la vieille femme tempêtait: "Tu es fier ? Tu es fier de ce que tu as fait ? Voilà ce que c'est que de s'opposer au bon Dieu !". Mais l'enfant ne l'écoutait pas; il observait avec surprise ce qu'il se passait au dessus de sa tête. Parfois, il lui arrivait de vouloir être un oiseau, libre comme le vent. Quitte à se battre avec d'autres oiseaux, comme les corbeaux de la forêt ! Ce serait toujours mieux que de partir à la guerre, comme il était d'usage pour les nobles de sa condition.

    Derrière lui, Térésa, la bonne, le poussait violemment dans le dos jusqu'au château du comte. La pauvre femme n'arrivait jamais à être prise au sérieux, tant sa superstition poussée à l'extrême lui enlevait toute crédibilité éventuelle. Sa triste figure ravagée par une vie de servitude succombait déjà sous les marques de l'âge. Finalement, elle n'était peut-être pas aussi vieille que ce que son visage laissait paraître: sans doute avait-elle cinquante, tout au plus, mais on lui en aurait donné soixante-dix. De plus, cela faisait trois générations qu'elle servait la famille d Ludovic. Elle en avait donc vu passer, des enfants, et de tous ceux qu'elle avait gardés, celui-ci était de loin le plus impertinent. Il avait sept ans, à présent. Sept ans passés à lui courir après, et à l'empêcher de faire ses bêtises de gamin. Mais cette tâche ingrate, celle de s'occuper de l'enfant d'un autre alors que l'on traîne déjà derrière soit le poids des années, lui rapportait cependant de quoi vivre sans beaucoup de privations, alors elle s'en contentait. Ainsi, au lieu d'être vêtue de haillons comme la plupart des personnes de sa classe sociale, elle portait une robe-tablier de bon tissu et cachait ses cheveux sous une indienne. De ses cheveux, en réalité, il ne restait que quelques touffes éparses sur son crâne bosselé; on y retrouvait quelques fois par miracle un ou deux de bruns, vestige d'une jeunesse disparue. Le reste du temps, sa maigre chevelure semblait entièrement blanche. Térésa avait peut-être beaucoup de défauts, mais ses qualités nous les faisaient oublier. En effet, elle restait une femme d'une grande bonté, en dépit des menaces dont elle se servait parfois lorsqu'un enfant qu'elle gardait faisait une bêtise. Ludovic la voyait un peu comme sa grand-mère, et nul ne doute qu'elle adoptait effectivement un comportement maternel avec lui.

    Ils arrivèrent enfin au château. C'était là que Ludovic avait grandi avec sa famille: dans ce grand pavillon néoclassique, soutenu par de grandes colonnes et serti de fenêtres conséquentes. Les plans du jardin frontal étaient directement inspirés du style Le Nôtre, à défaut de les avoir faits tailler par ce jardinier lui-même. Pour accéder à la porte principale, il fallait tout d'abord traverser cet imposant jardin puis monter quatre larges marches. Ainsi, on se retrouvait face au bâtiment central, le plus élancé des trois, dont le toit, en forme de coupole, était couronné d'un homme de bronze qui élevait un sceptre vers le ciel. Ce sceptre faisait office de paratonnerre tout en étant un élément de décor. Cette double fonction pratique-esthétique faisait de cette statue un trésor artistique très envié dans le pays: le château était d'ailleurs surnommé "le pavillon de Zeus", du nom du dieu de la foudre, auquel on attribuait souvent le géant de bronze. De plus, c'était un dispositif assez moderne, puisque les paratonnerre n'existaient que depuis dix ans; de quoi attirer davantage les envieux. La gouvernante et l'enfant rentrèrent par l'entrée de derrière, plus petite que la principale mais non moins luxueuse. Un laquais leur ouvrit:

    "Suivez-moi, Monsieur, votre mère vous attend."

     Hormis Térésa, tous les domestiques vouvoyaient Ludovic, malgré son jeune âge. Les nobles avaient cette tradition étrange de faire vouvoyer leurs enfants: à cette période de l'Histoire, la naissance prévalait encore sur l'expérience, du moins en France. Le jeune garçon suivit donc silencieusement la valet jusqu'au boudoir de sa mère, sans faire aucune remarque. Il était rare que ses parents s'intéressent à lui, et en général quand ils le faisaient, cela ne présageait rien de bon. Il se souvint, avec amertume, de ce jour où son père l'avait fait mander afin de lui apprendre qu'il avait une fiancée.

    Il trouva sa mère pensive, tournée face à la fenêtre, observant son mari s'entretenir au dehors avec un notable. Le domestique les laissa seuls, sur ordre de sa maîtresse. Les minutes s'égrainèrent, plongeant le fils et la mère dans un silence pesant. Ludovic attendait que cette dernière prenne la parole, c'est pourquoi il ne disait mot. Mais Elisabeth, sa noble mère, semblait perdue dans de profondes réflexions. Elle finit par lâcher: "Excuse-moi. Je cherchais mes mots." Puis, après avoir pris une grande inspiration, elle continua: "Tu vas partir. Demain." En voyant le visage de son enfant se couvrir d'effroi, elle se reprit précipitamment, en s'efforçant d'adopter un ton rassurant: "Mais ne t'en fais pas ! Tu pars seulement pour Paris, afin de suivre des cours. Tu es grand maintenant, il est temps que l'on s'occupe de ton éducation."

    -Vous viendrez avec moi ? bafouilla le petit garçon.

    -Voyons, Ludovic, cesse de faire l'enfant. Tu te passeras très bien de nous: tu auras en ta présence un précepteur et..."

    La jeune femme soupira. Devant elle, son gamin avait fondu en larmes, avant même qu'elle ait pu achever sa phrase. "Allez, viens, que je t'embrasse..." Le garçonnet obéit, puis, une fois dans les bras de sa mère, murmura: "Dites, mère... Elle vient avec moi, Térésa ?"

    -Tu plaisantes, j'espère ! s'esclaffa-t-elle. Cette bonne est trop rustique: si tu veux devenir un jeune homme bien élevé, il faudra que tu l'oublies.  Tu sais, c'est elle qui m'a élevée, et elle m'a si mal élevée que j'ai fait un mariage catastrophique ! Une femme de ma condition et d'une si grande lignée que la mienne (bien que financièrement, ça n'a pas toujours été rose) aurait mérité bien mieux. D'ailleurs, de mes soeurs, je suis la seule à avoir épousé un homme aussi rustre que ton père. Non, vraiment, ça n'apporte jamais rien de bon de fréquenter le bas peuple. Oublie Térésa, c'est pour ton bien.

    -Mais moi, je l'aime bien, Térésa...

    -C'est parce que tu ne connais qu'elle ! Vas, tu feras de belles rencontres à paris. Tu ne regretteras pas.

    -T'façon, on peut pas regretter un choix qu'on a pas fait.

    -Arrête de dire ça. Et apprend à parler bien français ! Comme quoi j'avais raison pour Térésa... Si tu savais, mon petit Ludovic, le nombre de provinciaux qui rêveraient d'aller à Paris...

    -C'est cruel !

    -Peut-être, mais en attendant, tu me remercieras bien assez quand tu seras grand.

    -Je croyais que j'étais "grand, maintenant". Finalement, je ne le suis pas ? Vous êtes cruelle, mère. Vraiment cruelle." Il quitta brusquement la salle.

     

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  • ____Les brises hivernales se faisaient fréquentes ces temps-ci. Décembre se rapprochait, et il allait bientôt être temps de changer les tapisseries murales pour en mettre de plus épaisses. Les hivers normands ont toujours été rudes, et le fait qu'un enfant naisse ce jour là aurait très bien pu marquer le début d'un drame... Car, oui, contrairement à ce que l'on pourrait penser, cette histoire ne commence en réalité non pas par la mort d'un homme mais par la naissance d'un poupon.

    __Adossé à la paroi de sa demeure, un jeune homme contemplait le paysage qui s'offrait à lui. Ses domestiques lui avaient fait évacuer sa maison à l'improviste, sans qu'il n'ait pu émettre la moindre protestation. "La naissance d'un enfant, songea-t-il avec amertume, doit bien être le seul moment de la vie d'un laquais où il peut se permettre de jeter son maître à la porte !". Des cris lui parvenaient de l'intérieur, et il trouvait tout cela fort ridicule: à quoi bon donner la vie, si l'enfant en grandissant ne connaîtrait jamais le bonheur ? Son pessimisme et ses airs de misanthrope lui avaient pourtant maintes fois valu d'être rejeté par son entourage, mais malgré tout il continuait de les arborer. Après tout, pourquoi nier la réalité ? Cette cruelle réalité comme quoi sa famille était condamnée à l'errance ? Au loin, au travers de la brume, un gigantesque pavillon se dessinait entre les arbres. Le jeune homme, qui avait pour défaut la jalousie, avait toujours envié la grande demeure de madame et monsieur ses voisins. Son regard se posa sur l'immense bâtisse. Avec ses longues fenêtres et sa façade marbrée, une impression de luxe s'en dégageait. Ce luxe. Il lui fallait ce luxe, pour son bonheur et celui de sa famille: l'argent seul, selon lui, aurait pu palier leurs malheurs.

    __Soudain, une goutte d'eau tomba sur sa longue chevelure rousse, annonçant le début d'une pluie. Le jeune homme frissonna: son départ précipité ne lui avait pas permis de beaucoup se vêtir. Ainsi, il portait encore la chemise en lin et le pantalon en toile fine avec lesquels il dormait la nuit. Ses jambes commencèrent à trembler, puis bientôt son corps tout entier fut secoué de spasmes. Il jeta un regard furtif du côté de la porte d'entrée, d'où s'échappaient enfin les pleurs d'un nouveau-né. Une servante ne tarda pas à passer sa tête par l'encadrement de la porte pour s'écrier: "Sieur André ! Sieur André ! Félicitations, c'est un garçon !". Son enthousiasme ne manqua pas d'énerver le jeune père. "Garçon ou fille, peut m'importe ! Je ne voulais pas de descendance, moi". Il franchit le seuil de sa maison en maugréant puis s'empara du nourrisson que lui tendait une autre servante. Blond. Comme sa mère.

    __L'enfant hurlait dans les bras de son père, déployant au maximum les capacités de ses cordes vocales. Des années et des années plus tard, il se servirait de cette même puissance vocale pour scander des devises égalitaires. Il finit cependant par se calmer lorsqu'il sentit quelques mèches des cheveux roux de son père lui caresser le visage. Ce dernier l'observait silencieusement depuis un moment déjà. Deux choix s'offraient à lui: ou il reconnaissait l'enfant, lui donnant ainsi la possibilité de jouir pleinement de la vie. Ou il le niait, le privant de tout bonheur possible. Un bon père n'aurait pas hésité une seconde; mais le rouquin, lui-même fils illégitime, voyait peut-être là l'ombre d'une vengeance. Il avait grandit dans la misère, à cause d'un père riche qui n'avait pas daigné le reconnaître. Puis avait été marié à une femme de la petite noblesse. Une avancée dans sa lignée, en somme, puisque la famille de sa mère, bien que noble elle aussi, était sans sous depuis qu'un ancêtre avait tout perdu à un pari. Pourtant, André ne pouvait se réjouir de la future renommée de son fils. Il n'avait pas été heureux et n'imaginait pas sa progéniture le devenir; il ne pouvait tolérer qu'un autre ait plus de chance que lui, même s'ils partageaient ensemble le même sang. Mais, contre toute attente, en sentant ce petit être de chair, si vulnérable, se blottir entre ses bras, il fut pris d'un élan de tendresse, et décida de lui laisser sa chance, à ce garçon. Alors, il le souleva en l'air en signe de reconnaissance, comme il était d'usage à l'époque, et s'exclama: "Cet enfant s'appellera Pierre Ludovic d'Atenay".

     

    Chapitre 2

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  • Prologue 

    ____Enfin. Il était là. Celui qu'il avait craint, qu'il avait tant appréhendé. Ce jour maudit qui fait trembler les mortels.

     __Sans doute était-il arrivé trop brusquement, trop en avance: à trente deux ans, on ne s'imagine pas dire Adieu à la vie, à moins de l'avoir choisi. Oui, vraiment, il était venu trop tôt. Ses bourreaux ne lui avaient laissé qu'une nuit depuis l'annonce de son exécution jusqu'au jour fatidique. Une nuit pour penser une dernière fois, vivre une dernière fois, ressentir une ultime angoisse. Des années plus tard, à la veille de son exécution, Louis XVI se couchera à vingt deux heures précises, comme s'il s'agissait d'un soir comme un autre. Pour le jeune révolutionnaire, il était hors de question de passer ces précieuses heures à dormir; ainsi, il s'agit sans doute de la nuit la plus chargée de son existence. En douze heures, il se métamorphosa comme s'il avait vécu trente ans de plus. Un changement exclusivement moral, cela va de soit: vers vingt heures, il était tout d'abord retombé dans l'univers merveilleux et féérique de son enfance, pour finalement acquérir la sagesse d'un vieil homme sur les coups de huit heures. A présent, il était un homme nouveau: un de ceux qui n'existent pas pour vivre, mais qui vivent pour exister. Bref, un homme qui ne survivrait pas une journée.

     __Son existence prendrait fin aujourd'hui, car ils l'avaient décidé. Eux, le gouvernement, les chiens du Roi. Eux, oui, eux, ceux-là mêmes qui prétendent croire en Dieu, mais qui veulent faire la loi à sa place. Eux qui marchent sur la religion, et bien pire encore: sur le peuple !

     __A présent, tous les yeux étaient rivés sur le jeune condamné. A huit heures, le geôlier était venu le chercher dans sa cellule. Il avait dû quitter son bel uniforme pourpre pour revêtir des haillons dépouillés sur le corps de son prédécesseur. Et maintenant, il était là, les mains attachées dans le dos, poussé par deux gardes, face à une foule de curieux. Une foule de gens qui n'avaient jamais assisté à aucun de ses discours mais qui venaient à la fin le voir mourir. Cela n'était pour eux qu'un petit passe-temps, un de ces divertissements dont les français avaient le secret jusqu'en 1981. Mais il ne se laissa pas intimider par tous ces regards amusés, et monta sereinement les marches qui le menaient à l'échafaud, conscient qu'il ne referait pas ce parcours deux fois dans sa vie. En passant à côté du bourreau, son extravagance lui dicta une dernière folie: celle de poser ses lèvres sur le morceau de toile qui couvrait le visage de ce dernier. Un cri parcouru la foule: comment, à deux pas du trépas, pouvait-il se permettre d'agir ainsi ? Il ne fit guère attention aux insultes que lui lançaient le public, et il s'exclama non sans ironie: "Je t'offre mon dernier baiser, ô mon Destructeur !". Un Destructeur, oui, en opposition au Créateur, de Dieu tout puissant. Car si le Ciel est Créateur, l'Homme, lui, est sans nul doute Destructeur.

     __Il jeta un regard furtif sur l'assemblée. Là. Il l'avait aperçue, elle, la seule de toute cette foule qui l'aimait, lui. Elle était venue sans leur fils, et c'était sans doute ce qu'il y avait de mieux à faire. Elle était venue pour le soutenir jusqu'au dernier moment, avec sa chevelure d'ébène, sa peau épicée, son ventre arrondi par leur amour; avec son regard d'ambre et ses belles mains, ses jolies mains avec lesquelles elle avait écrit des pamphlets abolitionnistes, avec lesquelles elle avait bâti leur univers commun. Venue le soutenir de sa présence, une présence qui malheureusement lui évoquait également l'arrivée prochaine d'un enfant qui ne connaitrait pas son père.

    "Mon enfant, je suis sûr que tu seras heureux, songea tristement le condamné. Tu ne regretteras pas un père que tu n'auras jamais connu, du moins, tu le regretteras sans doute moins que ton frère que j'ai eu la chance d'élever. Tu me regretteras moins que si tu avais goûté au bleu de mes yeux, au timbre de ma voix... C'est moi qui te regrette, c'est moi qui suis dévasté de ne jamais connaitre la couleur de tes yeux, de ne jamais pouvoir t'entendre parler, de ne jamais avoir la chance de sentir le parfum de ton adorable frimousse. Quel plaisir c'eût été de te connaitre".

    Hélas, les tendres remords du jeune homme furent interrompus par une phrase du bourreau : "As-tu un dernier mot à dire ?" Fini. C'était fini. Plus de discours révolutionnaires enflammés. Plus de réunions entre camarades anarchistes. Plus de prières en un dieu inexistant, plus de traversées en voilier, plus d'étreintes avec quiconque, perdus les yeux de Clarence, unique femme de sa vie. La foule, à ses pieds, semblait le haïr ! Pas étonnant, quand tous les murs de Paris ont été placardés de ce message : "Demain à huit heures trente, sera pendu un ennemi du Roy". Mais la haine empêche d'avancer. Alors, comme Jean Calas avant lui, il s'exclama: "Je meurs sans haine", puis, alors qu'on lui passait la corde au cou, il cria "Liberté ! Egalité ! Fraternité !". Il lança un dernier regard vers sa dulcinée. Il sentit une larme couler sur sa joue. Peut-être même plus qu'une... Il pleura en pensant à la cruauté de la vie, cette vie qui arrache des parents à leurs enfants, qui sépare des amants en envoyant au bûcher ceux qu'elle ne peut plus soutenir.

    "Espoir" fut son dernier mot, murmuré pendant que la corde lui roulait sur le cou. Il retint sa respiration. Le sol sous pieds s'effondra. Et pendant qu'il sombrait dans un sommeil éternel, il entendit une voix l'appeler au loin...

     

    Chapitre 1

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