• La nouvelle qui suit m'a été commandée par une amie. Elle est en cours, d'où les phrases incomplètes...

     

    7h30. J'arrive à la caserne. Officiellement, nous sommes censés venir à huit heures. Mais moi, j'aime bien la ponctualité, contrairement à mes indisciplinés de collègues; ah, l'armée, c'est plus ce que c'était... Dans le temps, on nous envoyait au théâtre (nda: le théâtre désigne le champ de bataille dans le jargon militaire)... Et aujourd'hui, quoi ? On nous envoie faire une mission très périlleuse... Animer les journées d'appel de défense et de citoyenneté !

     

     

    .........

    ..........

    ..........

     

     

     

     

     

    Ils ont l'air apeurés. Bon, cette fois encore, c'est raté. Nous n'aurons aucune nouvelle recrueMais au moins, le message est passé : l'armée, c'est pas un truc de tapette.

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    I

     

    « Patronne, je crois qu'on a un problème. »

     

    La jeune femme fronça les sourcils. Comment, un problème ? Cela faisait déjà une heure qu'ils étaient en route, et, alors qu'il ne leur restait à peine que quelques kilomètres à gravir, voilà qu'apparaissait un « problème ». Elle sentit une goutte de sueur perler sur son front; non, impossible, ce maudit chauffeur divaguait sûrement ! Aucune Famille adverse ne pouvait savoir qu'ils étaient là. Et ce problème ne pouvait être qu'une broutille : la journée était déjà suffisamment chargée pour qu'ils prennent du retard.

     

    « Quel problème ? Y a aucun problème. Avance, imbécile, c'est pas comme si on avait tout notre temps, non plus !

     

    • Le problème, c'est que la rue est barrée, patronne ! On ne peut plus avancer...

    • Comment ça, barrée ?

    • Il y a un rassemblement. On ne va quand même pas écraser toutes ces personnes en avançant, ça ne passerait pas inaperçu...

    • Un rassemblement de quoi, de civils ? Un problème, ça ? Laisse-moi rire... Tu vas voir que je vais te la débloquer, moi, cette putain de rue...! »

     

    A ces mots, Clémence s'empara du pistolet qui était posé à côté d'elle sur la banquette arrière, puis sortit de la vieille Mercedes. A quelques mètres de la voiture, une trentaine d'hommes de tous âges se tenaient debout, main dans la main, de façon à boucher la circulation. Il s'agissait visiblement d'une manifestation de catholiques intégristes contre l'avortement, à en juger les crucifix et les Bibles qu'ils brandissaient comme s'il s'était agit d'un Code Civil, et les nombreuses pancartes et banderoles étalées à même le sol. On pouvait y lire, écrites en grosses lettres tracées maladroitement par un quelconque vieillard pressé d'en finir, des inscriptions telles que « Sauvons les bébés à naître » ou encore « Tu ne tueras pas ». Cela ressemblait en tout point à un rassemblement improvisé : si une dizaine de journalistes étaient présents pour couvrir l'affaire, il n'y avait pas l'ombre d'un policier. Sans doute n'avaient-ils pas été prévenus par les organisateurs ?

     

    « C'est ça qui bloque ?! grommela la petite brune. Eh, je fais quoi, Isidore ? lança-t-elle à son chauffeur, resté au volant de la voiture immobile. Et si je tirais en l'air, pour tous les faire détaler ?

     

    • Ne faites pas ça, madame, pensez un peu au bazar que ça ferait !!

    • On s'en fout, y a beau y avoir une foule de journalistes, y a pas un poulet à l'horizon... »

     

    Le vieil homme lui jeta un regard suppliant. Elle lâcha un long soupir.

     

    « Bon, d'accord... Je ne tirerai pas. Mais pas question de revenir en arrière: il faut les chasser d'ici, les faire déguerpir. »

     

    Elle rangea son pistolet dans son veston avant de faire quelques pas vers les manifestants. La bretelle de son pantalon glissa de son épaule. Elle la remit donc en place, d'un geste machinal qui trahissait une certaine habitude, malgré le caractère insolite d'un tel habillement pour une femme à cette époque. Elle continua son avancée vers la foule, avant de s'exclamer, haut et fort, de sorte à ce que tout le monde l'entende :

     

    « C'EST QUOI CE BORDEL ??! »

     

    Sa voix, rauque et profonde, résonna dans la rue. Tous les regards se tournèrent vers elle. A la simple vue de son visage et de sa dégaine, les faces des journalistes devinrent blêmes, et ces derniers coururent aussitôt vers leurs véhicules respectifs. Ainsi, en quelques secondes à peine, ils avaient tous décampé, à l'exception d'un reporter du quotidien La Délivrance, qui n'avait pas bronché depuis le début de ce petit manège journalistique, mais qui ne semblait pas non plus étonné par la réaction de ses collègues. Les manifestants, eux, avaient assisté à la scène stupéfaits. A présent, la curiosité poussait leurs regards incultes vers l'objet de la frayeur des journalistes, à savoir une jeune femme au regard arrogant. Elle avait, certes, une allure effrayante, mais pas non plus de quoi s'enfuir à toutes jambes. Le reporter de La Délivrance, le dernier de ses collègues à être resté sur place, leur cria :

     

    «Partez vite, messieurs les réac', vous ignorez qui elle est ! Elle n'est pas connu du grand public, mais je vous conseille vivement d'abandonner vos pancartes et de courir, si vous ne voulez pas avoir affaire à une baronne de la mafia. »

     

    Le dernier mot de son discours suffit à transformer l'attitude de ses interlocuteurs. De la surprise, leurs traits se crispèrent pour laisser place à la terreur. Ils jetèrent alors brusquement leurs banderoles obscurantistes sur le pavé et partirent sans demander leur reste. « Ah, c'est toujours amusant de voir quel effet magique certaines expressions peuvent avoir sur les gens. N'est-ce pas, ma chère mafiosa ? », lança le journaliste, un petit blond de faible constitution. Clémence éclata d'un rire franc.

     

    « Quelles tapettes ! s'exclama-t-elle, l'air guilleret. Foutus machos : ils ont beau être nombreux, une seule femme suffit à leur faire mouiller leurs frocs. Un rien les affole !

     

    • Tu te méprends, sourit le jeune homme, tu n'es pas ce que l'on appellerait « un rien ».

    • Ah ? Et tu m'appellerais comment, toi ?

    • Plutôt « tout » que « rien ».

    • Oh ! Tu me flattes, petit journaliste. D'ailleurs, mon beau Laurent, ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vus... non ?

    • En effet ! Et tu ne m'as absolument pas manqué.

    • Tu m'provoques, là ? Tu mériterais que j'te kidnappe, tiens...

    • Pourquoi faire ?! protesta-t-il, tandis qu'une vague de frayeur parcourut son visage. Pour demander une rançon à mon journal ?

    • Quel journal serait prêt à payer pour un petit moustique comme toi, je peux savoir ? Tu te crois si important ? Faudrait voir à ne pas prendre la grosse tête...

    • Alors, pour quoi ? Pour que je te révèle des informations ?

    • Non, lança-t-elle, amusée, pour que mon lit soit pas vide ce soir, tiens. »

     

    En voyant les joues du reporter s'empourprer, elle ne put s'empêcher de rire de plus belle. Il était si innocent, si maladroit, et pourtant il prétendait jouer dans la cour des grands... Doucement, elle sortit son pistolet de sa veste et le braqua sur le jeune homme.

     

    « Isidore, Giovanni, cria-t-elle en direction de la voiture, attrapez-moi cette petite souris égarée.

     

    • Clémence ! Tu n'es pas sérieuse, là ??! s'insurgea le pauvre garçon. Tu ne vas pas vraiment me kidnapper ?...

    • Oh que si, je suis on ne peut plus sérieuse. Je t'emmène avec moi, rien qu'une journée, et demain, t'es libre. Ça te va ? Eh, avoue que je suis gentille, quand même, avec mes prisonniers... Y en a d'autres qui ne se gêneraient pas pour te buter, à ma place, vu ton impertinence. »

    Laurent sentit la panique s'emparer de son corps. Deux imposants mafiosi sortirent de la Mercedes, obéissant aux ordres de leur cheffe. Il tenta de s'enfuir, en vain: déjà, ils l'avaient encerclé. Le plus grand des deux, et aussi le plus jeune, lui bloqua les bras dans le dos pendant que l'autre lui passait des menottes.

    « Attendez, attendez !! C'est bon, je me rends, je vous suis. Je ne chercherais pas à m'enfuir, promis. Mais s'il vous plaît, ne m'attachez pas...! »

    Les deux subalternes lancèrent un regard interrogatif vers leur maîtresse. Le plus vieux hasarda:

    • Il a raison, madame. On n'a pas besoin de l'attacher, ni même de l'emmener avec nous en fait. En quoi vous intéresse-t-il ?

    • Tait-toi, Isidore. Obéis, et arrête de poser des questions. Contentez-vous de l'attacher, de lui bander les yeux et de le mettre dans le coffre. Et toi, Laurent, écoute-moi bien: tu n'as pas le droit de voir le chemin qu'on va emprunter, à moins d'être de la famille ! Parce que sinon, qui sait si tu ne vas pas noter l'adresse pour ensuite la balancer aux flics ? Par ailleurs, on va faire un petit détour pour le business. Et tu sais aussi bien que moi ô combien il serait fâcheux que tu te retrouves mêlé à un trafic de drogue. »

    Il déglutit, regrettant aussitôt de ne pas avoir suivi ses confrères journalistes dans leur exode quand il était encore temps. Dans quelle bourbier s'était-il fourré ? Ah, comme il avait eu tort de se fier à une brute pareille ! Et pourtant, ce n'était pas comme si ça ne lui était jamais arrivé : cinq ans auparavant, alors qu'il débutait sa carrière journalistique, Clémence l'avait déjà kidnappé, cette fois-ci moyennant une rançon. Mais il faut dire que durant sa captivité, il avait tout compte fait plus ou moins sympathisé avec cette marraine cynique; et ce fut presque avec regrets qu'ils s'étaient quittés, quand, au bout de quelques mois, son oncle avait enfin déversé la rançon. C'est pourquoi il n'avait pas jugé nécessaire de s'enfuir lorsqu'il avait revu, pour la première fois depuis des années, la belle et terrible mafieuse. Vouant une confiance aveugle à leur amitié, il ne l'avait pas crue capable de lui faire du mal: et pourtant, c'était bien ce qu'elle s'apprêtait à faire !

    En deux temps, trois mouvements, il se retrouva enfermé dans le coffre de la voiture, jambes et bras menottés, yeux bandés. Puis la vieille Mercedes démarra au quart de tour, et s'enfonça dans les ruelles de la capitale. Clémence, cette fois-ci, était assise à l'arrière avec Giovanni, tandis qu'Isidore avait reprit le volant.

     

    L'air était étouffant dans le coffre. Laurent avait déjà les membres tous engourdis, bien qu'il ne s'était écoulé que cinq minutes depuis leur départ. Ses menottes lui striaient les poignets, l'obscurité le rendait encore plus sensible à la peur qui s'emparait de lui, et, pour tout arranger, il était claustrophobe. Au début, il avait tenté, en vain, de déterminer l'itinéraire des trois mafieux à l'aide des secousses de la voiture; mais il avait très vite fini par abandonner, lassé de ce voyage qui s'éternisait. Tout ce qu'il voulait, ce pauvre garçon, c'était rentrer chez lui, être en sécurité, tout oublier, plonger son regard dans celui de sa tendre épouse et effacer à jamais le visage moqueur de Clémence de sa mémoire. Jamais il n'avait demandé à être maltraité de la sorte, enfermé dans une cloison étroite, la joue collée contre la moquette d'une vieille Mercedes; jamais ! Mais que pouvait-il y faire ? Il était destiné à combler, dans un futur proche, les fantasmes d'une rude gangster. C'était ça qu'elle attendait de lui, et elle était prête à le soumettre par la force pour satisfaire ses besoins ! Toutefois, en dépit de tout le mal qu'elle lui inspirait, il était bien obligé d'admettre qu'au fond de lui cette situation n'était pas pour lui déplaire. Il avait beau résister, pester contre Clémence et lui reprocher tous ses mauvais traitements, il n'arrivait pas à la détester complètement. Il faut dire qu'il ne pouvait s'empêcher de repenser à ces deux mois de captivité qu'il avait passés auprès d'elle, cinq ans plus tôt. A l'époque, il s'était très vite rendu compte que malgré le sale rôle de geôlière qu'elle endossait, elle réussissait à être agréable avec lui et lui faire oublier la raison pour laquelle il la côtoyait. Ce paradoxe le hantait lorsque, soudain, il lui sembla entendre le son d'une sirène.

     

    « T'entends c'que j'entends ? » lâcha la jeune femme, rompant le long silence qui s'était installé entre les trois compères.

    « Oui, c'est la sirène de la police.

    • Si tu le sais, qu'est-ce que t'attends pour accélérer, Z'idore ?

    • Mais, si j'accélère, protesta le vieux chauffeur, ils vont se douter de quelque chose !

    • Ils se doutent déjà de quelque chose, ducon ! Les journalistes ont dû leur dire qu'on était là. Du coup ils nous ont tracés. Et en plus, on conduit une voiture volée, le comble de la discrétion... Allez, ACCELERE JE TE DIS !

    • Je... Je suis trop vieux maintenant pour une course-poursuite avec les flics, ce n'est plus de mon âge tout ça...

    • Eh bien pousse-toi gros lard, je m'en charge ! » répliqua la mafieuse en colère, tout en se faufilant entre les fauteuils pour rejoindre la banquette avant.

    Elle s'empara rageusement du volant, et, voyant qu'Isidore refusait de se déplacer, arguant des problèmes de dos, elle n'eut d'autre choix que de s'asseoir sur ses genoux pour prendre la commande du véhicule. En appuyant sur l’accélérateur, son pied écrasa celui du vieux chauffeur, qui ne put retenir un cri de douleur. A partir de là, une course endiablée s'ensuivit. Les deux voitures étaient à leurs vitesses maximales, faisant crisser d'étincelles leurs roues dans les virages. L'intrépide Clémence faisait des dérapages comme seuls les mafieux en font.

    « Tire-leur dessus, Giovanni, allez ! cria-elle alors que la voiture filait à toute vitesse sur un pont. Et pas dans les roues, directement dans la tête ! »

     

    Pendant ce temps, le calvaire de Laurent continuait. Les mouvements de la voiture, accentués par le contexte de la course-poursuite, le heurtaient sans cesse aux parois du coffre. Son corps, certainement, était couvert de bleus; mais quoi ? Il ne pouvait rien y faire, tel qu'il était ficelé. C'est pourquoi, lorsque les premiers coups de feu retentirent, il fut sur le point de s'évanouir. S'évanouir, pour ne pas dire mourir d'une crise cardiaque ! Car la situation avait, en effet, un caractère plutôt angoissant: il ignorait tout de ce qui se tramait à l'extérieur. Absolument tout. C'est dire s'il ne savait même pas de qui provenaient les tirs: des policiers ? De ses ravisseurs ? Des deux ?... Dans tous les cas, il n'était pas tiré d'affaire. Il put enfin déterminer la source de ces rafales lorsque la sirène de la police, qui rugissait depuis un moment déjà, soudain s'arrêta net. Cela signifiait clairement que les tirs venaient de son camp, et il ne put se retenir de trembler en songeant aux policiers, qui, à présent, étaient morts sinon mourants. La Mercedes, n'étant plus poursuivie, reprit peu à peu sa vitesse normale. Elle roula encore pendant un moment (moment qui parut durer l'éternité au pauvre Laurent), puis finit par s'arrêter. Le jeune homme entendit les portières s'ouvrir, suivi de bruits de pas, et ce fut alors au tour du coffre d'être descellé.

     

    « Sortez-le de là » ordonna sèchement Clémence à ses subordonnés.

    Il se sentit agrippé par une poigne puissante. L'instant d'après, le journaliste était dehors, à l'air libre. Ses jambes ne pouvaient plus le porter, et il serait tombé au sol tête la première s'il n'avait pas été soutenu par les deux mafiosi. Ils le détachèrent, suite au indications de leur cheffe, et lui enlevèrent le morceau de tissu qui lui masquait les yeux. Il recouvrit enfin la vue: ils étaient en plein milieu de la campagne, dans un endroit qui lui était totalement inconnu. Il ne put s'empêcher de frémir en pensant au nombre de kilomètres parcourus, depuis le départ à Paris.

    « Ne rêve pas, Laurent, lui dit froidement la jeune femme. On n'est pas du tout arrivés, ça non ! On s'est juste arrêté pour changer de voiture. Faut dire qu'on est grillés avec celle-là, et puis en plus il n'y a pas assez de place pour nos cargaisons. Ah, et au fait, je suis navrée pour toi, tu as dû souffrir dans le coffre. » Elle accompagna sa phrase d'un petit rire ironique, ce qui ne manqua pas de l'énerver. « C'est comme ça que tu t'excuses ? » lui cria-t-il, alors qu'elle était déjà partie loin.

    En l'entendant pester ainsi contre leur maîtresse, Giovanni et Isidore semblèrent choqués. Ils se jetèrent sur le journaliste en s'exclamant: « Elle s'est excusée ?! Elle ?!? »

    • Quoi ? répondit-il alors, quelque peu intimidé. Ça ne ressemblait pas à des excuses, même si ça en avait l'apparence. Et quand bien même elle se serait excusée, ce n'était pas sincère !

    • Elle t'a dit quelque chose qui avait l'apparence d'une excuse ?? Mais c'est déjà trop ! Une marraine ne s'excuse jamais ! Pas plus qu'elle ne pardonne. Personne ne l'a jamais entendue s'excuser dans la famille, personne ! »

    Le jeune homme regarda les deux mafieux comme s'ils étaient atteints d'une quelconque folie. Clémence devait vraiment être sévère avec eux pour qu'un simple « pardon » les chamboule ainsi.

    Ils patientèrent pendant les minutes qui suivirent, silencieux, le temps que les renforts arrivent. Laurent pouvait de nouveau se mouvoir; il en profita pour examiner son corps, et ne releva à peine que quelques bleus, moins que ce à quoi il s'attendait. Soudain, un camion-citerne débarqua devant eux en coupant dans l'herbe. Il était peint en blanc, et portait en lettres capitales d'imprimerie l'inscription « GOURNAUD FILS - LAITIER », ainsi que le dessin d'une mignonne petite vachette.

    « Bien plus plus discret que la Mercedes, en effet » songea avec sarcasme le reporter.

    Un homme de grande carrure en sortit, encore plus imposant qu'Isidore et Giovanni réunis. Il fit quelques pas dans leur direction, puis lança vers Clémence :

    «Salut patronne ! Y a la place là-dedans, dit-il en désignant le camion, on peut y loger deux tonnes de coke, au moins !

    • C'est parfait, répondit la petite brune en se frottant les mains, parfait. Y aura donc de quoi caser un otage aussi ! »

    Le gangster se tourna alors promptement vers Laurent, l'air surpris.

    « Laurent !! s'écria-t-il en souriant. C'est pas vrai ! Quelle surprise ! Tu te souviens de moi, n'est-ce pas ? »

    Le journaliste sentit une vague de stress l'envahir. Il n'avait même pas eu le temps de lui répondre que déjà l'autre s'était jeté sur lui pour le serrer dans ses bras.

    « Qui êtes-vous ?... hasarda le pauvre jeune homme.

    • Comment ! Tu m'as oublié ! Mais enfin, souviens-toi ! C'est moi qui t'avais enlevé il y a cinq ans, sur ordre de Clémence !

    • Ah... Je vois.

    • Eh bien, on t'a tellement manqué que tu as décidé de revenir, c'est ça ?

    • Non. En fait, c'est Clémence qui m'a forcé à venir...

    • Bien joué, patronne ! lança le mafioso à sa cheffe, en clignant de l’œil. Je peux l'accompagner dans la citerne ?

    • Eh bien, je n'y vois aucun inconvénient, répondit calmement la petite brune, utilisant un langage soutenu inhabituel venant d'elle.

    • On fait comme ça alors ! C'est génial, hein, Laurent ? Tu ne seras pas tout seul !

    • … Ça ne peut pas être pire qu'à l'aller.

    • Ça, c'est ce que tu crois » ricana Clémence.

    Ils s'installèrent donc dans le camion, Isidore, Clémence et Giovanni à l'avant, Laurent et le mafieux inconnu dans la citerne. La patronne prit le volant et les fit rejoindre l'autoroute.

     

    L'intérieur de la citerne était entièrement plongé dans l'obscurité. Le jeune reporter se sentait oppressé par la présence du gangster à ses côtés: en fin de compte, il valait peut-être mieux être seul que mal entouré.

    « Alors, tu t'es souvenu de moi, n'est-ce pas ? lança avec une timidité de rustre son compagnon de voyage.

    • Je crois savoir qui vous êtes, oui... Mais je n'arrive pas à me rappeler votre nom.

    • Tu peux me tutoyer, tu sais ! Je m'appelle Frédéric.

    • Frédéric ? Comme mon oncle.

    • Je le sais ! C'est justement pour ça que Clémence m'avait envoyé moi, à l'époque, pour te kidnapper. Elle disait « pour voler un Frédéric, rien ne vaut un Frédéric ! ».

    • Son humour n'a jamais volé très haut apparemment...

    • Haha ! Et pourtant, elle avait raison. Il a donné une grosse rançon, ton tonton... Cinq millions de francs, c'était plus que tout ce qu'on aurait pu espérer.

    • Je n'en doute pas...

    • D'ailleurs, en parlant de ça... La patronne a l'air de bien t'apprécier. J'ai pas raison ? Tu en penses quoi, ça te plaît ?

    • Je n'ai rien à en penser : tu te fais des idées, c'est tout...

    • Tsst, arrête de me mentir... Tout le monde sait ce qu'il se passe réellement entre vous. Si elle t'enlève maintenant, c'est plus pour des raisons sexuelles que financières. »

    Laurent sourit. Il fallait dire qu'il n'avait pas tort, en fin de compte. Il le savait très bien lui-même, mais bien sûr il était hors de question qu'il l'admette ! Cette situation était plus subie que vécue, et il ne voulait pas devenir source de moquerie pour le mafieux, alors qu'il souffrait déjà suffisamment.

    • Tu te trompes, Frédéric !... Je ne ressens rien pour elle, et elle non plus, si tu veux tout savoir.

    • Vraiment rien ?

    • Non, rien.

    • C'est vrai ? Tant mieux. Tu sais, c'est pas pour rien qu'on la surnomme « Démence » au lieu de Clémence, entre hommes de main. Donc, tu devrais quand même faire attention, chéri.

    • … Euh... Tu viens de m'appeler comment là ?!

    • Haha... Allez, entre nous, tu sais bien que tu ne m'as jamais laissé indifférent, mon Laurent. »

    Le pauvre journaliste fut pris de sueurs froides. Ainsi donc, dans cette famille de mafieux, ils étaient tous autant dingues ? Pourquoi est-ce qu'ils le harcelaient tous, lui, l'homme marié, le pigiste, l'intègre ? Il sentit le souffle de Frédéric sur ses cheveux. Ainsi que sa main sur sa jambe... Ils étaient seuls, dans l'obscurité, et pour couronner le tout ils étaient enfermés ensemble dans une citerne blindée. Il ne pouvait donc pas s'échapper, d'autant plus qu'il avait face à lui un gros baraqué, armé jusqu'au dents. Alors, au lieu de ça, il bredouilla une réponse :

    « Je... je suis... marié. »

    Le géant éclata de rire. Il se rapproche encore plus, tellement près que Laurent pouvait sentir son odeur de musc, et lui murmura à l'oreille :

    • Et alors, qu'est-ce que ça peut me faire ? En plus, t'es même pas crédible, t'es trop jeune pour être marié...

    • Je ne suis pas si jeune, j'ai vingt-huit ans quand même...

    • Je te l'ai déjà dit : arrête de me mentir.

    • Je ne mens pas !!

    • Bon, je ne t'intéresse pas, c'est ça ?

    • Hm... C'est-à-dire que...

    • Okay, j'ai compris. Quand même, tu t'y crois trop, p'tit con. »

    Laurent failli s'étrangler d'incompréhension. P'tit con ?! Mais quel culot ! N'était-ce pas lui, qui, un instant auparavant, affirmait non sans audace qu'il ne le laissait pas indifférent ? Il en tira la conclusion que les mafieux devaient être lunatiques. Ou schizophrènes. Sans doute un peu des deux. Malgré tout, il était heureux que Frédéric n'ait pas insisté davantage, car il savait qu'il ne ferait pas le poids face à ses gros biceps.

    Le reste du trajet se déroula dans le silence. Du moins, dans la citerne, car, à l'avant, les trois gangsters se racontaient des blagues pour faire passer le temps.

    « Comment appelle-t-on un pauvre à la mafia ? lança Giovanni, en réprimant un rire.

    • Moi je sais, moi je sais ! s'écria Clémence. C'est un millionnaire ! »

    Les trois compères éclatèrent de rire. Cette vanne-là, il fallait toujours que quelqu'un la fasse à un moment ou à un autre.

     

    Une dizaine de blagues de mauvais goût plus tard, ils atteignirent enfin la sortie d'autoroute qui les menaient à destination. Après avoir vadrouillé dans la campagne, ils arrivèrent au lieu du rendez-vous. Deux vieilles femmes les y attendaient, en plein milieu d'un champ. A côté d'elles, une gigantesque tente s'élevait vers le ciel. Sous cette tente, une montagne de sacs remplis de cocaïne. Clémence descendit la première pour saluer les deux dames. Isidore le deuxième, pour ouvrir la citerne. Laurent, enfin délivré, s'élança hors de cette maudite cloison pour se jeter dans les bras de sa ravisseuse, comme un enfant apercevant sa mère venu le chercher à la sortie des cours. Ce fut tellement brusque qu'elle en perdit l'équilibre. Ils tombèrent tous les deux dans l'herbe.

    « Clémence !! s'écria le journaliste. S'il te plaît, ne me laisse plus jamais seul avec ce type ! » Il lui fit une grosse étreinte, puis, sentant une présence menaçante, releva lentement la tête. Il déglutit. Cinq pistolets étaient braqués sur lui.

    « Holà, baissez vos armes, lança la marraine en riant, il ne me veut pas de mal ! C'est rien qu'un petit complexe œdipien. » Ils se levèrent dans un même mouvement, puis époussetèrent leurs vêtements couverts de terre et d'herbe. Ils firent quelques pas en s'éloignant du reste du groupe, pour discuter à part. Clémence se tourna vers le journaliste, l'air amusé. « Alors, il a essayé de te violer ou quoi ? » Il la considéra avec horreur.

    • Si tu savais qu'il était comme ça, alors pourquoi tu l'as laissé m'accompagner ?!

    • Arf. Avoue que c'était drôle quand même !... Putain quoi, j'imagine trop bien la tête que tu devais tirer. J'aurais adoré voir ça ! Et puis, aussi, j'me suis dit que si t'étais bisexuel, tu serais pt'être encore plus charmant.

    • Charmant, moi ? Tu vis entourée de beaux éphèbes musclés, qu'est-ce que tu as à faire avec un petit homme chétif comme moi ? Je suis maigre, j'ai des cernes, je suis pâle comme un mort...

    • Idiot, s'amusa la jeune femme, je suis déjà musclée moi-même, c'est pas ça qui m'intéresse. Tu es... la touche d'exotisme qui manque à ma vie. C'est ça qui me plaît chez toi, voilà. Mais, ne t'emballe pas, nous deux, ça s'arrête au plan physique, et ça, tu le sais très bien, n'est-ce pas ?

    • Vu comment tu me traites, j'ai cru comprendre, en effet, que mon sort t'importe peu.

    • Exactement. Tu comprends vite. Bon, puisque t'es là, tu vas nous aider à mettre tous ces sacs dans la citerne, hm ? »

    A ces mots, le jeune homme regarda autour de lui. Les autres mafieux n'avaient pas perdu leur temps, eux : la moitié des sacs avait déjà été déplacée pendant qu'ils discutaient. Il se dirigea alors vers la tente, avec la ferme intention de se rendre utile. Ce ne fut qu'une fois le gros sac de cocaïne en main qu'il se rendit compte que, loin d'être un geste anodin, ce qu'il accomplissait à ce moment même le rendait coupable de tout cet infâme trafic. Malgré tout, il obéit, et transporta ce maudit colis jusqu'à la citerne. Mais il n'osa pas en reprendre un deuxième, préférant laisser les mafiosi s'en charger. Lorsqu'il fut enfin temps de battre en retraite, il s'avança timidement vers Clémence et tira le bout de sa manche.

    « Pitié... Je ne veux pas retourner dans la citerne avec Frédéric... la supplia-t-il.

    • Mais mon p'tit, tu peux pas aller à l'avant, tu sais bien. T'as pas le droit de voir où on va, à moins d'être de la famille.

    • C'est bon, je reste dans la citerne. Mais, seulement, pas avec l'autre...

    • Bon. Il est hors de question que moi, la boss, aille dans cette putain de citerne, alors qu'en plus elle est remplie de cargaisons maintenant. Et puis en temps que cheffe, j'ai droit à un minimum de confort ! Donc, je te laisse le choix: Giovanni ou Isidore, pour t'accompagner ?

    • Je ne les connais pas... Je ne peux pas choisir entre les deux.

    • Eh bien, disons qu'Isidore est un vieux chiant qui ne parle que de ses problèmes de santé. Giovanni, lui par contre, est vraiment drôle. Il connaît des milliards de blagues.

    • Je choisi Isidore alors.

    • Hein ?? Pourquoi ?! C'était pas flatteur ce que j'ai dit sur lui pourtant !

    • S'il est vieux, il est donc plus faible, et moins menaçant.

    • Aha, détrompe-toi... C'est justement parce qu'il plus est vieux qu'il est plus redoutable: de sa longue carrière de mafieux, il en a descendu des p'tits mecs comme toi, crois-moi...

    Laurent en resta tout abasourdi. Il n'aurait jamais soupçonné ça de ce vieillard, même s'il se doutait un peu qu'il devait être louche, au vu de ses occupations. Clémence s'amusa de le voir ainsi troublé.

    • Bon, je t'envoies Giovanni pour te garder alors, sans regrets ! »

    C'est ainsi qu'il se retrouva enfermé plus de deux heures avec comme unique compagnie un jeune rigolo et plusieurs tonnes de cocaïne. La plupart des blagues du mafioso laissaient vraiment à désirer, mais Laurent n'avait pas d'autre choix que de se forcer à rire s'il ne voulait pas mourir sur un tas de cocaïne. Ils finirent enfin par arriver au Quartier Général de la famille, après avoir quitté l'autoroute pour arpenter moult chemins sinueux. Avant de sortir du camion, Giovanni banda les yeux du reporter. Il fut guidé par deux mafieux qu'il n'arriva pas à identifier jusqu'à une petite chambre en sous-sol. En chemin, il se sentit observé, et à juste raison : les couloirs étaient truffés de mafieux qui ne parlaient que de cette « brebis égarée » que la marraine avait ramenée avec elle. Une fois arrivé dans à destination, on lui retira son bandeau. Le temps qu'il recouvre la vision, les deux mafiosi avaient disparus. Il se retrouva alors seul dans une petite salle somptueusement décorée. Des tapisseries de velours rouge pendaient aux murs, tout le mobilier était en bois sculpté, et de nombreuses fleurs fraîchement cueillies le garnissaient. Çà et là, multitude de pierres précieuses, perles, bijoux, coraux et autres merveilles étaient positionnées de sorte à refléter la faible lumière qui émanait du petit lustre de cristal. Autant dire qu'il s'agissait d'une magnifique chambre à coucher. A coucher, en effet, puisqu'un lit à baldaquin à rideaux de soie rouge était présent dans un des coins de la salle. Alors que le journaliste était partagé entre l'émerveillement et la surprise, Clémence débarqua en trombe dans la pièce.

    • Eh bien, mon p'tit, j'ai encore du travail avant ce soir. Donc tu vas me faire plaisir de rester calmement ici et de ne pas foutre le bordel. Si tu veux chier ou te laver, il y a des toilettes et une salle de bain, c'est la porte au fond à gauche. Sur ce, au revoir. »

    Et elle partit aussi vite qu'elle était rentrée. Laurent passa alors les heures qui le séparaient du soir à attendre que quelqu'un daigne lui rendre visite. Il en profita pour prendre une douche, puisque c'était une des rares choses qu'il était en mesure de faire avec regarder la télé. C'est seulement sur les coups de minuit que la petite porte en bois verni finit par s'ouvrir. C'était Clémence. Elle jeta son pistolet sur le lit et se dirigea vers la salle de bain sans lancer un regard au journaliste. Son bras gauche faisait couler jusqu'au sol une pluie de gouttelettes rouges.

    « Clémence ?! Que s'est-il passé ?? s'exclama nerveusement Laurent.

    • Rien de bien grave... marmonna la mafiosa. Mais suit-moi, puisque t'es là, tu vas m'aider à panser mon bras. »

    Il s'exécuta, et examina silencieusement la plaie. Une balle semblait en être à l'origine: sa trajectoire était visible et avait laissé une profonde blessure sur l'avant-bras.

    • Ça ne te fait pas mal ? » s'étonna le jeune homme.

    • J'ai connu pire. C'est rien qu'une égratignure, ça ! Ouvre-moi ce tiroir, s'il te plait. Y a un bandage au fond. »

    Pendant qu'il lui obéissait, elle s'assit sur un tabouret et ôta sa chemise, ce qui ne fut pas une mince affaire: le sang coagulé avait collé au tissu. Elle découvrit ainsi un corps rongé par d'innombrables cicatrices, digne témoignage de la vie qu'elle menait. Laurent se dit qu'il avait finalement bien de la chance de n'être issu que d'une simple famille de prolétaires. Alors qu'il lui faisait un pansement, une question lui traversa soudainement l'esprit : mais au fait, pourquoi ?

    • Clémence, pourquoi tu fais ça ?

    • Pourquoi je fais quoi ?

    • Pourquoi tu fais comme ta mère...

    • Pourquoi je suis mafieuse tu veux dire ? Ça, c'est une question que tout le monde se demande. Même moi, je te l'avoue, je me demande pourquoi je fais ça. Oui, ça m'arrive de me le demander.

    • Tu veux dire que tu ne sais pas toi-même ?

    • Eh bien, je m'appelle Clémence après tout. Quelle idée saugrenue d'appeler une mafiosa Clémence.

    • C'est un joli prénom...

    • Peut-être. Mais au niveau de la signification, ça ne colle pas. Du coup, personne ne me prend au sérieux. Ma mère l'a fait exprès.

    • Comment ça ?

    • Ma sœur était déjà une tueuse depuis toute petite. Ma mère a beau être un monstre elle-même, ça lui a fait de la peine de voir une gamine aussi cruelle, et qui plus est la sienne. Alors elle a appelé sa seconde fille Clémence, en espérant que je serait plus clémente que ma frangine.

    • C'est réfléchi en fait... Mais ça a « un peu » raté non ?

    • Oui, en effet, ça a complètement foiré... Mais rassure-toi ! Il reste de l'espoir dans notre famille, figure-toi que mon petit-frère, lui, n'a rien à se reprocher. Il a déjà dix ans, et il n'a jamais fait aucune connerie.

    • Tiens, j'aimerais bien le rencontrer alors ! Il doit être génial ce gosse, il a réussi à être sensé malgré sa famille de tarées...

    • C'est ça, moque-toi ! » ricana la jeune femme.

    Elle riait, elle riait, mais au fond, elle savait qu'il avait raison. Ça avait beau être puérile, elle était obligée de reconnaître qu'il lui arrivait, parfois, d'envier cet angélique petit frère.

     

    Une fois que Laurent eut fini de lui nouer son bandage, les deux jeunes gens retournèrent dans la chambre sans se presser. Après tout, ils avaient toute la nuit devant eux. Clémence se pencha au-dessus du lit pour ramasser son pistolet, avant que Laurent ne s'en empare. Le contact froid du métal la fit frémir. Ah, ce bon vieux pistolet. Il en avait vu passer, des vies. Une centaine de morts sur la conscience. Beaucoup pour un pareil petit bout de métal, vraiment beaucoup.

    Elle lâcha un long soupir. Elle se rappelait de son premier traître comme si c'était hier. Un homme d'un certain âge, entré dans la Famille quelques années auparavant. Il lui avait semblé honnête, aux premiers abords, mais il n'en était rien. Rien qu'un sale traître, un monstre sanguinaire. Elle avait dû l'abattre de sang froid, sur ordre de sa mère, la Marraine. Elle avait alors vingt ans, et cet homme était le père d'une fillette d'une dizaine d'années. Elle se souvenait de ce détail car la gamine était présente à ce moment-là. Elle avait tout observé, la petite, tout ; elle avait regardé son père mourir, en noyant ses beaux yeux bleus de larmes intarissable. Mais Clémence ne l'avait remarquée qu'une fois après avoir tiré. Il était trop tard.

    « Laurent... finit par lâcher la jeune femme. Tu n'aurais pas une histoire drôle à me raconter ?

    • Une histoire drôle ? Je n'ai pas ton humour, tu sais...

    • Peut m'importe, raconte-moi quelque chose qui me ferait, au moins, sourire.

    • Je dois bien avoir quelques anecdotes sur mon travail... Hm... Ah, je crois avoir trouvé ce qui te ferait rire.

    • Quoi ?

    • Alors... C'était il y a deux ans, lorsqu'on m'avait chargé d'interviewer une personnalité politique très importante. J'étais à l'apogée de ma carrière, mes patrons me faisaient confiance, c'était génial. Je dirais même que c'était magique. Une occasion comme celle-là était d'or, mon avenir et ma carrière étaient supposés assurés après ça.

    • Quel politicien devais-tu interviewer ?

    • Le Président de la République...

    • Oh ! Incroyable ! Toi ! Mais c'est géant !

    • Oui, enfin... Ça l'aurait été si tout s'était passé comme prévu.

    • Enfin, tu sais, je dis ça, mais il n'empêche que ce type est un con...!

    • Pas faux. Mais laisse-moi finir ! Je disais donc... J'ai pris rendez-vous avec lui... Jusque là tout va bien... J'ai été convié à un dîner, avec d'autres collègues journalistes. Nous sommes allés au Fouquet's, le repas était au frais de mes employeurs. Mais malheureusement le Président raffolait de fruits de mer.

    • Et donc ?

    • Je suis allergique au fruits de mer... J'ai dû me retenir de vomir pendant tout le dîner, et c'est finalement arrivé au moment où il me serrait la main pour partir.

    • Hahaha !! Excellent, excellent ! Bien fait pour lui !

    • Je me doutais que ça allait te faire rire, même si pour moi ce n'est pas vraiment... drôle... Dis-toi que depuis cet incident, j'ai énormément perdu en hiérarchie, le prix du costard du Président a été soutiré de mon salaire, et à présent je me retrouve à écrire de minables petits encarts dans la rubrique « faits divers », dans le style « une trentaine de réacs se sont tenus la main rue de Rivoli pour dire 'merde' à l'IVG »...

    • Allez, mieux vaut en rire qu'en pleurer, non ?

    • Sans doute...

    • Au pire si ta situation te déplaît tant que ça, je peux t'en trouver, moi, du travail.

    • Je préférerai éviter d'en arriver à de telles extrémités. »

    Clémence balança sa tête en arrière et éclata d'un rire franc, qui dévoila une rangée de dents blanches comme l'ivoire. Puis, doucement, elle le poussa sur le lit et l'embrassa langoureusement en lui enfonçant la tête dans un coussin.

    « Tu ne t'y attendais pas, à ça, hm ? »

     

    Le lendemain matin, lorsqu'il se réveilla, il était entièrement nu dans le grand lit à baldaquins. A ses côtés, Clémence somnolait calmement, sans rien perdre de la gravité habituelle de son visage, ce qui lui donnait un air quelque peu intimidant. Il songea alors, en la voyant ainsi assoupie, qu'il aurait bien aimé, au moins une fois dans sa vie, la voir mettre de côté cette fière expression pour lui dévoiler des traits plus paisibles, plus doux, et sans doute aussi plus aimants... Il regretta aussitôt. Etait-ce bien raisonnable pour un homme marié de se faire ce genre de réflexions ? Sur une mafiosa, qui plus est ?.. Ce sentiment d'attachement qu'il éprouvait malgré lui après l'amour partirait bientôt, il en était sûr. Mais en attendant, pourquoi ne pas en profiter ? Après tout, il se sentait bien là, à partager ce grand lit avec cette grande femme. Il déposa un baiser sur le front de la jolie mafieuse, qui grommela aussitôt dans son sommeil, puis se faufila entre les couvertures de fourrure, de satin et de velours pour sortir de l'alcôve. Alors qu'il cherchait à quatre pattes ses vêtements, la porte de la chambre s'ouvrit soudainement à toute volée sur un enfant d'une dizaine d'années. Le jeune homme eut l'heureux réflexe de s'emparer à toute vitesse d'un coussin tombé du lit pour couvrir sa nudité, mais il était trop tard. Le môme avait tout vu. Mais il ne semblait guère s'en soucier, car cela ne l'empêcha pas d'entrer dans la chambre -sans en demander la permission, soit-dit en passant, et de se jeter de tout son poids sur le lit encore occupé par Clémence.

    "Clém' !! Je peux regarder la télé ??" s'exclama-t-il bruyamment.

    Laurent n'en revenait pas de cette apparition insolite. Que faisait donc ce gamin dans un repaire de mafieux ? Comment se faisait-il que Clémence Esperazzi, la terrible mafiosa redoutée de tous, laissait la porte de sa chambre ouverte, et autorisait un gosse à venir la déranger en pleine nuit ? Où était la sécurité ? N'y avait-il donc pas un seul mafieux de disponible pour surveiller cette fichue chambre à coucher ? Il eut une réponse à ses interrogations lorsqu'il se rappela qu'elle avait mentionné plus tôt qu'elle avait un petit frère. Quel joli petit frère, alors. Et surtout, quelle chevelure ! Il n'était pas commode de croiser un petit garçon aux cheveux si longs, si soyeux et surtout naturellement si lisses.

    "Julian... maugréa la jeune femme. Casse-toi. maintenant."

    L'enfant prit un air boudeur.

    "Mais Clém', les Super Trognons vont bientôt passer sur la 2..."

    Laurent profita de leur discussion pour attraper furtivement son caleçon, qui avait échoué sous le lit.

    "Il est quelle heure, gamin... soupira la marraine.

    - Six heures et vingt quatre minutes, répondit l'enfant après avoir scruté sa petite montre-bracelet rouge.

    - ... Tu te fous de ma gueule ?...

    - Les Super Trognons passent à six heures trente.

    - Et qu'est-ce que ça peut me faire ?...

    - Oh ! Tu ne veux jamais me faire plaisir !" s'écria le petit garçon, les yeux gorgés de larmes. Trop, trop mignon, songea Laurent.

     

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  • Case faits divers

     Ma réputation de libertine ne date pas d'hier. Je l'avais déjà au collège, elle est restée au lycée, puis à la fac. Même aujourd'hui, il n'est pas rare qu'on me traite de salope. Mais je n'en ai rien à faire, j'assume cet honneur qu'on me fait, à moi, l'anti-conformiste. Je n'ai jamais eu honte de mes remarques crues et de mes blagues sans raffinement; le mépris que les autres ont envers moi ne m'a jamais vraiment préoccupée, et je ne m'en sors que mieux. Mais j'ai beau être athée, dépravée, et débauchée comme on le peut, j'ai au moins le mérite de garder tout mon respect pour les gens qui ne penseraient pas comme moi. Je suis comme je suis, les autres sont comme ils le sont, et personne ne devrait rien avoir à redire là-dessus. Telle a toujours été ma philosophie de vie.

    Je considère mes choix de vie comme des choix de facilité: je ne parviens pas à croire à un quelconque dieu, je ne vais pas m'y forcer. Quelque chose ou quelqu'un me plaît, je fonce sans me poser de questions. J'ai envie de boire, fumer, me droguer ou me dénuder sur la place publique, j'agis sans penser à la suite. Mais curieusement je n'aime pas plus réfléchir aux conséquences de mes actes que je n'aime finir ma soirée au poste. C'est un grand paradoxe dans ma vie, un paradoxe encore irrésolu à ce jour. En tout cas, bien souvent je préfère tout de même me confronter à la police que de changer mes habitudes. Je choisi toujours la solution la plus simple pour moi. J'ignore quand cela a commencé; peut-être même que je suis née ainsi.

    Du coup, j'ai toujours voué une admiration sans borne à ceux qui, contrairement à moi, parviennent à faire preuve de modération et à mener une vie exemplaire. Je le confesse: je ne peux pas, par exemple, apposer mon regard sur une bonne-sœur sans avoir le cœur empli du plus profond respect. Pour pouvoir supporter une telle vie de privations, quel courage faut-il avoir ! D'où puisent-elles leur force ? Comment font-elles ? Le mystère est tel que je ne peux m'empêcher de les envier ! Elles n'ont pas choisi la facilité, et elles l'assument jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la mort. J'aime le silence respectueux et pieux des établissements religieux, l'obstination des travailleurs qui se tuent toute la journée pour un salaire minime, la persévérance de tous ceux et toutes celles qui luttent à contre-courant pour ce qui leur semble bon. Même s'ils n'obtiennent que rarement des résultats, leur combat est noble, leurs intentions sont pures, leur silence face aux moqueries est d'or. J'ai choisi la facilité, eux la difficulté, et je veux bien le reconnaître, je ne cherche nullement à le cacher: je le dis, et le crierais même sur les toits si j'étais assez souple pour m'y hisser. J'éprouve donc la plus grande des joies lorsqu'une de ces personnes me comprend enfin et se passe de tout jugement à mon égard.

    Alors vous imaginez bien quelle fut ma réaction quand, en entrant en première année de fac, mes yeux ont croisé ceux d'une jeune femme voilée. Moi, la salope, la putain, la fille facile et j'en passe. Elle, la sainte, la belle, la noble, généreuse et dévouée. Depuis ce jour, ce jour béni où je l'ai vue pour la première fois, je n'ai jamais pu me retenir de lui prêter un regard quand je la croisais dans le campus. Elle m'a tout de suite fascinée.

    A la fac, la vie continuait son chemin, et je recevais toujours les mêmes surnoms et insultes dans la face. Des répliques comme "Salope", "Va chier pétasse", ou encore "Ta place est sur le trottoir" étaient mon quotidien, et cela me faisait toujours autant rire. De son côté, la seule fille voilée de la fac se prenait aussi bien des remarques perfides et islamophobes. Moi, c'était mon cynisme qui me protégeait, et elle, c'était sa foi. Deux façons différentes de dire merde à l'intolérance, quoi.

    Je mourrais d'envie de lui adresser la parole à chaque fois que je la voyais, et cela me tortura trois ans durant. C'est alors qu'en première année de master, un évènement imprévisible survint. Je pus enfin lui parler, et c'était quelque chose, même si la situation n'était pas des meilleures. Je rentrais d'un cours d'éco-droit avec ma bande d'amis. En passant dans un couloir, nous avons entendu des cris dans un amphi qui n'accueillait pourtant aucun cours à ce moment-là de la journée. Intriguée, j'ai dit à mes amis de m'attendre et suis rentrée dans la salle. C'est alors que je l'ai vue, elle, encerclée de toutes parts par des membres du syndicat étudiant de droite de la fac. Ils étaient en train d'essayer de lui arracher son voile de force, ces monstres, en même temps qu'ils la traitaient de "sale bougnoule" et disait qu'elle n'était "pas bien intégrée", qu'elle devait "retourner dans son pays". Bref, des choses horribles. C'était facile pour eux de s'en prendre à elle: elle était un ange, elle n'osait pas se défendre réellement, elle ne répondait pas à leurs insultes, elle se débattait à peine, tremblant plus de peur que de rage. Ils pouvaient faire ce qu'ils voulaient d'elle, ils n'avaient à craindre de rien. Et ça, ça m'a vraiment révoltée. A leurs yeux, je n'étais peut-être qu'une salope, comme aux yeux de beaucoup d'autres par ailleurs, mais aussi salope puis-je être je ne me suis jamais abaissée à une chose pareille. Parce que, vraiment, j'ai toujours eu beaucoup de respect pour les femmes voilées, du courage qu'elles ont et que je n'ai pas. Et ils auraient mieux fait de faire de même, ces hypocrites qui se prétendent chrétiens.

    Tout est allé très vite. Je les ai attrapé par le bras, suite à quoi ils se sont retournés. En me voyant, ils ont ébauché une expression franchement comique sur leurs visages. Ils avaient l'air dégoûtés, dans le genre "oh mon Dieu, une pute m'a touché, je suis souillé maintenant !". Je leur alors ai crié rageusement "cassez-vous bande de fafs, retournez braire dans les jupons de Marine !", d'une façon un peu moins raffinée. Ils ont détalé comme des lièvres. C'est sans doute ma réputation qui leur a fait peur; pour une fois qu'elle sert à quelque chose celle-là ! Une fois qu'ils étaient bien loin, je me suis baissée vers la femme. Elle allongée était par terre, le visage apeuré, les membres tremblants. Cela me mis encore plus en colère contre ses fachos d'agresseurs. Heureusement pour eux, ils n'étaient plus dans les parages, sinon je ne garanti pas qu'ils s'en seraient sortis indemnes. Alors je lui ai tendu la main et l'ai aidée à se relever et remettre son voile en place. Mes amis, qui avait dû voir les syndicalistes s'enfuir, sont venus voir ce qu'il se passait. Je leur ai dit que tout s'était arrangé et qu'ils pouvaient partir sans l'attendre s'ils le souhaitaient, ce qu'ils ont fait. Ouais, les amis d'une salope, c'est pas le genre de personnes sur lesquelles on peut compter. C'est comme ça.

    A ce moment-là, j'avais envie de crier de joie, chose que je suis tout à fait capable de faire réellement en temps normal mais que je me suis retenue de faire cette fois-ci. Non seulement son regard n'était pas méprisant, mais en plus il semblait empli de reconnaissance. De toute ma courte vie de libertine, c'était bien la première fois qu'une personne pieuse se passait de tout jugement envers moi. Nous avons alors engagé une discussion.

    « Merci beaucoup de m'avoir secourue, madame, m'a-t-elle dit avec de la sincérité dans la voix.

    • De rien, c'est normal. Mais, répondis-je un tantinet gênée, ce n'est pas la peine de me vouvoyer, je suis la plus jeune.

    • Je l'ignorais. Mais il est vrai que vous... enfin, tu... es entrée à la fac après moi. Cela fait maintenant trois ans, n'est-ce pas ?

    • En effet, répliquai-je étonnée, comment tu le sais ?

    • Disons que... Je vais te paraître incorrecte, mais tu te fais assez remarquer à la fac. Je ne dis pas ça négativement, non !

    • Je veux bien le croire, faut dire que j'ai une fichue réputation. T'as déjà dû entendre les surnoms qu'on me donne.

    • Oui. Dans ma promo aussi beaucoup de gens parle sur toi. Je ne les comprends pas.

    • Pourtant, c'est pas dur à comprendre. Même moi je les comprends. A leur place, je penserais la même chose, je pense. Mais bon, je suis comme je suis, je n'y peux rien et je n'ai pas forcément envie d'y remédier. C'est comme ça... Et c'est pour ça que, je dois l'avouer... je t'admire. »

      Elle me regarda avec surprise, sans essayer de le cacher. Être admirée par une personne comme moi, c'est sûr que ça doit faire bizarre. Mais elle ne le prit pas mal.

    • Hm... C'est-à-dire que j'ai beau être comme je suis, j'ai toujours admiré les croyants. Et donc toi avec...

    • Je dois avouer que ça m'étonne que tu me dises ça, car moi, c'est toi que j'ai toujours admiré... en fait. »

      Attend. Quoi ?

    • Je me suis toujours demandé comment tu faisais pour supporter tout ça. Toutes ces insultes, toutes ces moqueries. Tu dois vraiment être forte et courageuse, pour réussir à le surmonter... »

      Je ne pouvais pas croire ce qu'elle était en train de me dire. Elle ne pouvait pas parler de moi de cette façon ! Moi, courageuse ? Forte ? Et quoi encore ?!

    • En quoi est-ce courageux d'être irresponsable comme je le suis ?

    • Ce n'est pas forcément de l'irresponsabilité, si c'est ton choix. Tu as décidé de l'assumer, tu es donc responsable de ce qu'il t'arrive. Et tu l'affrontes avec courage, c'est ça que je trouve admirable.

    • Je mène cette vie par facilité. Par paresse d'esprit.

    • En quoi ?

    • Je ne me fatigue pas, par exemple, à croire en un dieu. C'est tellement plus simple pour moi, je n'ai à me préoccuper de rien.

    • C'est facile, tu crois ? Tu te trompes ! Comment ne pas avoir peur, comment ne pas se poser de question sur ce qui nous entoure de près ou de loin, ou comment vivre sans avoir de réponse à ses questions ? Comment fais-tu ? Ce n'est pas à portée de tout le monde, loin de là !

    • Ah, c'est comme ça que tu le vois. Eh bien, je n'ai peur de rien puisque je crois à la décomposition après la mort, et comme je n'ai pas de réponse à mes questions je peux faire ce que je veux faire sans me poser davantage de questions. Une manière assez lâche de mener sa vie, je te l'accorde.

    • Non, justement. Moi, je suis fière de la voie que j'ai choisie. Et toi aussi, tu assumes tes choix. Il n'y a pas de manière lâche de vivre sa vie. Chacun fait ce qu'il veut de sa vie, c'est ça qui est beau... Ce qui l'est moins, c'est ceux qui empêchent les autres de vivre leur vie.

    • Comme les connards de tout à l'heure.

    • Oh, ne parle pas comme ça d'eux. Il ne faut pas leur en vouloir, ils sont juste ignorants.

    • Tu es vraiment trop gentille...

    • Mais non. En tout cas, je suis contente d'avoir pu parler avec toi. Ceux qui t'insultent sont eux aussi des ignorants. »

      Sur ce, nous nous sommes séparées. Et le lendemain, tout le monde ne parlait que de « la salope qui est venue en aide à la puritaine ». En effet, personne ne se serait imaginé que nous pouvions avoir quelque chose à faire ensemble. Qu'est-ce qui nous a rapproché ? Pour une fois que j'ai une réponse à une question, je ne vais pas me retenir de la dire: c'est parce que nous étions toutes les deux révoltées face à l'intolérance, et marginales comparé à ce qui nous entoure dans la vie de tous les jours. Car nous vivons dans une société où la condition de la femme est très réglementée, en particulier au niveau des vêtements: ni trop court, ni trop long. Sinon t'es soit une pute, soit une « mauvaise intégrée ». Et dans ce cas, il est du devoir de tout « bon patriote» de t'agresser ou au moins de t'insulter.

      Je ne l'ai plus revue après la fac. J'ai seulement vu son nom dans le journal, dix ans plus tard. « Fatma L. la jeune musulmane agressée cette semaine dans la ville de T., a fait une fausse couche suite à son agression par de jeunes islamophobes. »



     

    11-12 octobre 2013.

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  • Plus je pense à toi, plus je me dis que jamais plus je ne te reverrais. Pourquoi donc fais-tu la grève ? Cette maudite grève, qui m'ôte tous mes rêves et m'empêche de vivre normalement. Dis-moi, je t'en prie. Dis-moi...

    Tu me manques. Oui, je crois bien que tu me manques horriblement. Je n'avais pas réalisé que tu avais autant de valeur. Tu sais, c'est dans l'absence que l'on reconnaît les qualités de quelqu'un et l'affection qu'on lui portait. Eh bien, c'est réussi, tu vois ! Plus qu'un simple fait, c'est une vérité: je ne peux vivre sans toi. Et je t'en supplie, ne ris pas, car, malheureusement, cette vérité est telle qu'elle a même été prouvée scientifiquement. Je ne plaisante pas quand je dis que tu m'es indispensable: admets-le, et reviens ! Mon corps te cherche, il te veut et te désire. Il n'attend que toi pour trouver le repos. Aucune autre personne ne me fait cet effet.

    Mais toi, au fond, tu t'en fous de moi; tu fais la grève, une fichue grève qui dure depuis plusieurs années déjà, et qui m'affaiblit de jours en jours. Pourquoi persistes-tu à me fuir ? Ne vois-tu pas que je suis à bout de force ?

    Chaque jour qui passe me semble n'être qu'une succession d'évènements. Tout ce qui m'arrive me dépasse. Et la nuit, bien sûr, c'est pire !... Ah, la nuit. Si tu savais comme les heures me paraissent être si courtes et si éternelles à la fois, une fois le jour tombé. La nuit, je ne dors pas, non. La nuit, je souffre de solitude. Car à ce moment là, je te le garantis, ce n'est pas seulement toi qui est absent, mais l'univers total des hommes. Imagine-moi, seul, dans le noir, suffocant de tristesse, sombrant dans des abysses sans noms, sans nulle personne pour me soutenir. Non, ça ne t'évoque rien, à toi. C'est impossible, tu es trop insouciant. Tu ne me comprends pas, sinon tu te déciderais enfin à venir me voir. La solitude et l'insomnie sont étroitement liées, tu sais. J'essaye donc, pour me consoler, de m'imaginer quelques fêtards s'adonner à des beuveries tardives, en même temps que je suis dans mon lit à me retourner encore et encore. Mais je n'y parvint pas: même quand je ne me couche pas seul, j'ai toujours l'obsession de savoir si l'autre est en train de dormir. Son silence m'est oppressant, mais s'il ronfle c'est encore pire ! A six heures du matin, je me dis que je suis certainement le seul dans ce foutu pays à n'avoir pas encore fermé l’œil de la nuit. Reviens, je t'en supplie ! Si tu savais le nombre d'examens que j'ai ratés à cause de toi...

    Et pourtant, j'essaye ! Je ferme les yeux, je pense à tout et n'importe quoi... Mais ça ne marche pas. Ca ne marche jamais. J'ai perdu la recette. Je suis jaloux de l'enfant insouciant que j'étais, qui s'endormait à peine la tête posée. Plus je pense à toi, plus je me dis que jamais plus je ne te reverrais. Pourquoi donc fais-tu la grève ? Cette maudite grève, qui m'ôte tous mes rêves et m'empêche de dormir normalement. Dis-moi, je t'en prie. Dis-moi. Est-ce parce qu'enfant, j'ai trop abusé de tes pouvoirs qu'adulte, tu n'as plus de sable à me donner ? Mon petit marchand de sable...

     

    20 septembre 2013.

     

     

    Maudite grève

     

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  •  Mafi

     

    I

     

    « Patronne, je crois qu'on a un problème. »

     

    La jeune femme fronça les sourcils. Comment, un problème ? Cela faisait déjà une heure qu'ils étaient en route, et, alors qu'il ne leur restait à peine que quelques kilomètres à gravir, voilà qu'apparaissait un « problème ». Elle sentit une goutte de sueur perler sur son front; non, impossible, ce maudit chauffeur divaguait sûrement ! Aucune Famille adverse ne pouvait savoir qu'ils étaient là. Et ce problème ne pouvait être qu'une broutille : la journée était déjà suffisamment chargée pour qu'ils prennent du retard.

     

    « Quel problème ? Y a aucun problème. Avance, imbécile, c'est pas comme si on avait tout notre temps, non plus !

     

    • Le problème, c'est que la rue est barrée, patronne ! On ne peut plus avancer...

    • Comment ça, barrée ?

    • Il y a un rassemblement. On ne va quand même pas écraser toutes ces personnes en avançant, ça ne passerait pas inaperçu...

    • Un rassemblement de quoi, de civils ? Un problème, ça ? Laisse-moi rire... Tu vas voir que je vais te la débloquer, moi, cette putain de rue...! »

     

    A ces mots, Clémence s'empara du pistolet qui était posé à côté d'elle sur la banquette arrière, puis sortit de la vieille Mercedes. A quelques mètres de la voiture, une trentaine d'hommes de tous âges se tenaient debout, main dans la main, de façon à boucher la circulation. Il s'agissait visiblement d'une manifestation de catholiques intégristes contre l'avortement, à en juger les crucifix et les Bibles qu'ils brandissaient comme s'il s'était agit d'un Code Civil, et les nombreuses pancartes et banderoles étalées à même le sol. On pouvait y lire, écrites en grosses lettres tracées maladroitement par un quelconque vieillard pressé d'en finir, des inscriptions telles que « Sauvons les bébés à naître » ou encore « Tu ne tueras pas ». Cela ressemblait en tout point à un rassemblement improvisé : si une dizaine de journalistes étaient présents pour couvrir l'affaire, il n'y avait pas l'ombre d'un policier. Sans doute n'avaient-ils pas été prévenus par les organisateurs ?

     

    « C'est ça qui bloque ?! grommela la petite brune. Eh, je fais quoi, Isidore ? lança-t-elle à son chauffeur, resté au volant de la voiture immobile. Et si je tirais en l'air, pour tous les faire détaler ?

     

    • Ne faites pas ça, madame, pensez un peu au bazar que ça ferait !!

    • On s'en fout, y a beau y avoir une foule de journalistes, y a pas un poulet à l'horizon... »

     

    Le vieil homme lui jeta un regard suppliant. Elle lâcha un long soupir.

     

    « Bon, d'accord... Je ne tirerai pas. Mais pas question de revenir en arrière: il faut les chasser d'ici, les faire déguerpir. »

     

    Elle rangea son pistolet dans son veston avant de faire quelques pas vers les manifestants. La bretelle de son pantalon glissa de son épaule. Elle la remit donc en place, d'un geste machinal qui trahissait une certaine habitude, malgré le caractère insolite d'un tel habillement pour une femme à cette époque. Elle continua son avancée vers la foule, avant de s'exclamer, haut et fort, de sorte à ce que tout le monde l'entende :

     

    « C'EST QUOI CE BORDEL ??! »

     

    Tous se retournèrent vers elle. A sa simple vue, les visages des journalistes devinrent blêmes: ils coururent à toute vitesse vers leurs véhicules. En quelques secondes, ils avaient tous décampé, à l'exception d'un reporter du quotidien La Délivrance, qui n'avait pas bronché du début à la fin de ce petit manège mais qui ne semblait pas non plus étonné par la réaction de ses collègues. Les manifestants, eux, avaient assisté à toute la scène, stupéfaits. A présent, la curiosité poussait leurs regards vers l'objet de la frayeur des journalistes, à savoir une jeune femme. Le dernier reporter sur place, un homme blond de fine corpulence, leur cria :

    «Partez vite, Messieurs les réac', vous ignorez qui elle est ! Elle n'est pas connu du grand public, mais je vous conseille d'abandonner vos pancartes et de courir, si vous ne voulez pas avoir affaire à la mafia. »

    Rien qu'en prononçant sa dernière phrase, il avait réussi à terroriser tous ses interlocuteurs. Ils jetèrent alors brusquement leurs banderoles obscurantistes sur le pavé et partirent sans demander leur reste. En voyant à quel point elle pouvait inspirer de la crainte, Clémence éclata d'un rire franc.

    « Quelles tapettes ! s'exclama-t-elle, l'air guilleret. Foutus machos: ils ont beau être nombreux, une seule femme suffit à leur faire mouiller leurs frocs. Un rien les affole !

    • Tu te méprends, sourit le jeune homme, tu n'es pas ce que l'on appellerait « rien ».

    • Ah ? T'm'appellerais comment, toi ?

    • Plutôt « tout » que « rien ».

    • Oh ! Tu m'flattes, petit journaliste. D'ailleurs, mon beau Laurent, ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vus... non ?

    • En effet ! Et tu ne m'as absolument pas manqué.

    • Tu m'provoques, là ? Tu mériterais que j'te kidnappe, tiens...

    • Pourquoi faire ?! protesta-t-il, effaré. Pour demander une rançon à mon journal ?

    • Joue pas au con avec moi...

    • Alors pour quoi ? Pour que je te révèle des informations ?

    • Non, pour que mon lit soit pas vide ce soir. »

    En voyant les joues du reporter s'empourprer, elle ne put s'empêcher de rire. Il était si innocent, si maladroit, et pourtant il prétendait jouer dans la cour des Grands. Doucement, elle sortit son pistolet de sa veste et le braqua sur le jeune homme.

    « Isidore, Giovanni, cria-t-elle en direction de la voiture, attrapez-moi cette petite souris égarée.

    • Clémence ! Tu n'es tout de même pas sérieuse, là ??! s'insurgea le pauvre garçon. Tu ne vas pas vraiment me kidnapper ?...

    • Oh que si, je suis on ne peut plus sérieuse. Je t'emmène avec moi, rien qu'une journée, et demain, t'es libre. Ça te va ? Eh, avoue que je suis gentille, quand même, avec mes prisonniers... »

    Laurent fut prit d'une grande panique: deux imposants mafiosi sortirent de la Mercedes, obéissant aux ordres de leur cheffe. Il tenta de s'enfuir, en vain: déjà, ils l'avaient encerclé. Le plus grand des deux, et aussi le plus jeune, lui bloqua les bras dans le dos pendant que l'autre lui passait des menottes.

    « Attendez, attendez !! C'est bon, je me rends, je vous suis. Je ne chercherais pas à m'enfuir, promis. Mais s'il vous plaît, ne m'attachez pas...! »

    Les deux subalternes lancèrent un regard interrogatif vers leur maîtresse. Le plus vieux hasarda:

    • Il a raison, madame. On n'a pas besoin de l'attacher, ni même de l'emmener avec nous en fait. En quoi vous intéresse-t-il ?

    • Tait-toi, Isidore. Obéis, et arrête de poser des questions. Contentez-vous de l'attacher, de lui bander les yeux et de le mettre dans le coffre. Et toi, Laurent, écoute-moi bien: tu n'as pas le droit de voir le chemin qu'on va emprunter, à moins d'être de la famille ! Parce que sinon, qui sait si tu ne vas pas noter l'adresse pour ensuite nous balancer aux flics ? Par ailleurs, on va faire un petit détour pour le business. Tu sais aussi bien que moi ô combien il serait fâcheux que tu te retrouves mêlé à un trafic de drogue. »

    Il déglutit, regrettant aussitôt de ne pas avoir suivi ses confrères journalistes dans leur exode quand il était encore temps. Dans quelle bourbier s'était-il fourré ? Ah, comme il avait eu tort de se fier à une brute pareille ! Et pourtant, ce n'était pas comme si ça ne lui était jamais arrivé : cinq ans auparavant, alors qu'il débutait sa carrière journalistique, Clémence l'avait déjà kidnappé, cette fois-ci moyennant une rançon. Mais il faut dire que durant sa captivité, il avait tout compte fait plus ou moins sympathisé avec cette marraine cynique; et ce fut presque avec regrets qu'ils s'étaient quittés, quand, au bout de quelques mois, son oncle avait enfin déversé la rançon. C'est pourquoi il n'avait pas jugé nécessaire de s'enfuir lorsqu'il avait revu, pour la première fois depuis des années, la belle et terrible mafieuse. Vouant une confiance aveugle à leur amitié, il ne l'avait pas crue capable de lui faire du mal: et pourtant, c'était bien ce qu'elle s'apprêtait à faire !

    En deux temps, trois mouvements, il se retrouva enfermé dans le coffre de la voiture, jambes et bras menottés, yeux bandés. Puis la vieille Mercedes démarra au quart de tour, et s'enfonça dans les ruelles de la capitale. Clémence cette fois-ci s'était assise à l'arrière avec Giovanni, tandis qu'Isidore avait reprit le volant.

     

    L'air était étouffant dans le coffre. Laurent avait déjà les membres tous engourdis, bien qu'il ne s'était écoulé que cinq minutes depuis leur départ. Ses menottes lui striaient les poignets, l'obscurité le rendait encore plus sensible à la peur qui s'emparait de lui, et, pour tout arranger, il était claustrophobe. Au début, il avait tenté, en vain, de déterminer l'itinéraire des trois mafieux à l'aide des secousses de la voiture; mais il avait très vite fini par abandonner, lassé de ce voyage qui s'éternisait. Tout ce qu'il voulait, ce pauvre garçon, c'était rentrer chez lui, être en sécurité, tout oublier, plonger son regard dans celui de sa tendre épouse et effacer à jamais le visage moqueur de Clémence de sa mémoire. Jamais il n'avait demandé à être maltraité de la sorte, enfermé dans une cloison étroite, la joue collée contre la moquette d'une vieille Mercedes; jamais ! Mais que pouvait-il y faire ? Il était destiné à combler, dans un futur proche, les fantasmes d'une rude gangster. C'était ça qu'elle attendait de lui, et elle était prête à le soumettre par la force pour satisfaire ses besoins ! Toutefois, en dépit de tout le mal qu'elle lui inspirait, il était bien obligé d'admettre qu'au fond de lui cette situation n'était pas pour lui déplaire. Il avait beau résister, pester contre Clémence et lui reprocher tous ses mauvais traitements, il n'arrivait pas à la détester complètement. Il faut dire qu'il ne pouvait s'empêcher de repenser à ces deux mois de captivité qu'il avait passés auprès d'elle, cinq ans plus tôt. A l'époque, il s'était très vite rendu compte que malgré le sale rôle de geôlière qu'elle endossait, elle réussissait à être agréable avec lui et lui faire oublier la raison pour laquelle il la côtoyait. Ce paradoxe le hantait lorsque, soudainement, il lui sembla entendre le son d'une sirène.

     

    « T'entends c'que j'entends ? » lâcha la jeune femme, rompant le long silence qui s'était installé entre les trois compères.

    « Oui, c'est la sirène de la police.

    • Si tu le sais, qu'est-ce que t'attends pour accélérer, Z'idore ?

    • Mais, si j'accélère, protesta le vieux chauffeur, ils vont se douter de quelque chose !

    • Ils se doutent déjà de quelque chose, ducon ! Les journalistes ont dû leur dire qu'on était là. Du coup ils nous ont tracés. Et en plus, on conduit une voiture volée, le comble de la discrétion... Allez, ACCELERE JE TE DIS !

    • Je... Je suis trop vieux maintenant pour une course-poursuite avec les flics, ce n'est plus de mon âge tout ça...

    • Eh bien pousse-toi gros lard, je m'en charge ! » répliqua la mafieuse en colère, tout en se faufilant entre les fauteuils pour rejoindre la banquette avant.

    Elle s'empara rageusement du volant, et, voyant qu'Isidore refusait de se déplacer, arguant des problèmes de dos, elle n'eut d'autre choix que de s'asseoir sur ses genoux pour prendre la commande du véhicule. En appuyant sur l’accélérateur, son pied écrasa celui du vieux chauffeur, qui ne put retenir un cri de douleur. A partir de là, une course endiablée s'ensuivit. Les deux voitures étaient à leurs vitesses maximales, faisant crisser d'étincelles leurs roues dans les virages. L'intrépide Clémence faisait des dérapages comme seuls les mafieux en font.

    « Tire-leur dessus, Giovanni, allez ! cria-elle alors que la voiture filait à toute vitesse sur un pont. Et pas dans les roues, directement dans la tête ! »

     

     Pendant ce temps, le calvaire de Laurent continuait. Les mouvements de la voiture, accentués par le contexte de la course-poursuite, le heurtaient sans cesse aux parois du coffre. Son corps, certainement, était couvert de bleus; mais quoi ? Il ne pouvait rien y faire, tel qu'il était ficelé. C'est pourquoi, lorsque les premiers coups de feu retentirent, il fut sur le point de s'évanouir. S'évanouir, pour ne pas dire mourir d'une crise cardiaque ! Car la situation avait, en effet, un caractère plutôt angoissant: il ignorait tout de ce qui se tramait à l'extérieur. Absolument tout. C'est dire qu'il ne savait même pas de qui provenaient les tirs: des policiers ? De ses ravisseurs ? Des deux ?... Dans tous les cas, il n'était pas tiré d'affaire. Il put enfin déterminer la source de ces rafales lorsque la sirène de la police, qui rugissait depuis un moment déjà, soudain s'arrêta net. Cela signifiait clairement que les tirs venaient de son camp, et il ne put se retenir de trembler en songeant aux policiers, qui, à présent, étaient morts sinon mourants. La Mercedes, n'étant plus poursuivie, reprit peu à peu sa vitesse normale. Elle roula encore pendant un moment (moment qui parut durer l'éternité au pauvre Laurent), puis finit par s'arrêter. Le jeune homme entendit les portières s'ouvrir, suivies de bruits de pas, et ce fut alors au tour du coffre d'être descellé.

     

    « Sortez-le de là » ordonna sèchement Clémence à ses subordonnés.

    Il se sentit agrippé par une poigne puissante. L'instant d'après, le journaliste était dehors, à l'air libre. Ses jambes ne pouvaient plus le porter, et il serait tombé au sol tête la première s'il n'avait pas été soutenu par les deux mafiosi. Ils le détachèrent, suite au indications de leur cheffe, et lui enlevèrent le morceau de tissu qui lui masquait les yeux. Il recouvrit enfin la vue: ils étaient en plein milieu de la campagne, dans un endroit qui lui était totalement inconnu. Il ne put s'empêcher de frémir en pensant au nombre de kilomètres parcourus, depuis le départ à Paris.

    « Ne rêve pas, Laurent, lui dit froidement la jeune femme. On n'est pas du tout arrivés, ça non ! On s'est juste arrêtés pour changer de voiture. Faut dire qu'on est grillés avec celle-là, et puis en plus il n'y a pas assez de place pour nos cargaisons. Ah, et au fait, je suis navrée pour toi, tu as dû souffrir dans le coffre. » Elle accompagna sa phrase d'un petit rire ironique, ce qui ne manqua pas de l'énerver. « C'est comme ça que tu t'excuses ? » lui cria-t-il, alors que déjà elle s'éloignait.

    En l'entendant pester ainsi contre leur maîtresse, Giovanni et Isidore semblèrent choqués. Ils se jetèrent sur le journaliste en s'exclamant: « Elle s'est excusée ?! Elle ?!? »

    • Quoi ? répondit-il alors, quelque peu intimidé. Ça ne ressemblait pas à des excuses, même si ça en avait l'apparence. Et quand bien même elle se serait excusée, ce n'est pas sincère !

    • Elle t'a dit quelque chose qui avait l'apparence d'une excuse ?? Mais c'est déjà trop ! Une marraine ne s'excuse jamais ! Pas plus qu'elle ne pardonne. Personne ne l'a jamais entendue s'excuser dans la famille, personne ! »

    Le jeune homme regarda les deux mafieux comme s'ils étaient atteints d'une quelconque folie. Clémence devait vraiment être sévère avec eux pour qu'un simple « pardon » les chamboule ainsi.

    Ils patientèrent pendant les minutes qui suivirent, silencieux, le temps que les renforts arrivent. Laurent pouvait de nouveau se mouvoir; il en profita pour examiner son corps, et ne releva à peine que quelques bleus, moins que ce à quoi il s'attendait. Soudain, un camion-citerne débarqua devant eux en coupant dans l'herbe. Il était peint en blanc, et portait en lettres capitales d'imprimerie l'inscription « GOURNAUD FILS - LAITIER », ainsi que le dessin d'une mignonne petite vache.

    « Bien plus plus discret que la Mercedes, en effet » songea avec sarcasme le reporter.

    Un homme de grande carrure en sortit, encore plus imposant qu'Isidore et Giovanni. Il fit quelques pas dans leur direction, puis lança à Clémence :

    «Salut patronne ! Y a la place là-dedans, dit-il en désignant le camion, on peut y loger deux tonnes de coke, au moins !

    • C'est parfait, répondit la petite brune en se frottant les mains, parfait. Y aura donc de quoi caser un otage aussi ! »

    Le gangster se tourna alors promptement vers Laurent, l'air surpris.

    « Laurent !! s'écria-t-il en souriant. C'est pas vrai ! Quelle surprise ! Tu te souviens de moi, n'est-ce pas ? »

    Le journaliste sentit une vague de stress l'envahir. Il n'avait même pas eu le temps de lui répondre que déjà l'autre s'était jeté sur lui pour le serrer dans ses bras.

    « Qui êtes-vous ?... hasarda le pauvre jeune homme.

    • Comment ! Tu m'as oublié ! Mais enfin, souviens-toi ! C'est moi qui t'avais enlevé il y a cinq ans, sur ordre de Clémence !

    • Ah... Je vois.

    • Eh bien, on t'a tellement manqué que tu as décidé de revenir, c'est ça ?

    • Non. En fait, c'est Clémence qui m'a forcé à venir...

    • Bien joué, patronne ! lança le mafioso à sa cheffe, en clignant de l'oeil. Je peux l'accompagner dans la citerne ?

    • Eh bien, je n'y vois aucun inconvénient, répondit calmement la petite brune, utilisant un langage soutenu inhabituel venant d'elle.

    • On fait comme ça alors ! C'est génial, hein, Laurent ? Tu ne seras pas tout seul !

    • … Ça ne peut pas être pire qu'à l'aller.

    • Ça, c'est ce que tu crois » ricana Clémence.

    Ils s'installèrent donc dans le camion, Isidore, Clémence et Giovanni à l'avant, Laurent et le mafieux inconnu dans la citerne. La patronne prit le volant et les fit rejoindre l'autoroute.

     

    L'intérieur de la citerne était entièrement plongé dans l'obscurité. Le jeune reporter se sentait oppressé par la présence du gangster à ses côtés: en fin de compte, il valait peut-être mieux être seul que mal entouré.

    « Alors, tu t'es souvenu de moi, n'est-ce pas ? lança avec une timidité de rustre son compagnon de voyage.

    • Je crois savoir qui vous êtes, oui... Mais je n'arrive pas à me rappeler votre nom.

    • Tu peux me tutoyer, tu sais ! Je m'appelle Frédéric.

    • Frédéric ? Comme mon oncle.

    • Je le sais ! C'est justement pour ça que Clémence m'avait envoyé moi, à l'époque, pour te kidnapper. Elle disait « pour voler un Frédéric, rien ne vaut un Frédéric ! ».

    • Son humour n'a jamais volé très haut apparemment...

    • Haha ! Et pourtant, elle avait raison. Il a donné une grosse rançon, ton tonton... Cinq millions de francs, c'était plus que tout ce qu'on aurait pu espérer.

    • Je n'en doute pas...

    • D'ailleurs, en parlant de ça... La patronne a l'air de bien t'apprécier. J'ai pas raison ? Tu en penses quoi, ça te plaît ?

    • Je n'ai rien à en penser : tu te fais des idées, c'est tout...

    • Tsst, arrête de me mentir... Tout le monde sait ce qu'il se passe réellement entre vous. Si elle t'enlève maintenant, c'est plus pour des raisons sexuelles que financières. »

    Laurent sourit. Il fallait dire qu'il n'avait pas tort, en fin de compte. Il le savait très bien lui-même, mais bien sûr il était hors de question qu'il l'admette ! Cette situation était plus subie que vécue, et il ne voulait pas devenir source de moquerie pour le mafieux, alors qu'il souffrait déjà suffisamment.

    • Tu te trompes, Frédéric !... Je ne ressens rien pour elle, et elle non plus, si tu veux tout savoir.

    • Vraiment rien ?

    • Non, rien.

    • C'est vrai ? Tant mieux. Tu sais, c'est pas pour rien qu'on la surnomme « Démence » au lieu de Clémence, entre hommes de main. Donc, tu devrais quand même faire attention, chéri.

    • … Euh... Tu viens de m'appeler comment là ?!

    • Haha... Allez, entre nous, tu sais bien que tu ne m'as jamais laissé indifférent, mon Laurent. »

    Le pauvre journaliste fut pris de sueurs froides. Ainsi donc, dans cette famille de mafieux, ils étaient tous autant dingues ? Pourquoi est-ce qu'ils le harcelaient tous, lui, l'homme marié, le pigiste, l'intègre ? Il sentit le souffle de Frédéric sur ses cheveux. Ainsi que sa main sur sa jambe... Ils étaient seuls, dans l'obscurité, et pour couronner le tout ils étaient enfermés ensemble dans une citerne blindée. Il ne pouvait donc pas s'échapper, d'autant plus qu'il avait face à lui un gros baraqué, armé jusqu'au dents. Alors, au lieu de ça, il bredouilla une réponse :

    « Je... je suis... marié. »

    Le géant éclata de rire. Il se rapproche encore plus, tellement près que Laurent pouvait sentir son odeur de musc, et lui murmura à l'oreille :

    • Et alors, qu'est-ce que ça peut me faire ? En plus, t'es même pas crédible, t'es trop jeune pour être marié...

    • Je ne suis pas si jeune, j'ai vingt-huit ans quand même...

    • Je te l'ai déjà dit : arrête de me mentir.

    • Je ne mens pas !!

    • Bon, je ne t'intéresse pas, c'est ça ?

    • Hm... C'est-à-dire que...

    • Okay, j'ai compris. Quand même, tu t'y crois trop, p'tit con. »

    Laurent failli s'étrangler d'incompréhension. P'tit con ?! Mais quel culot ! N'était-ce pas lui, qui, un instant auparavant, affirmait non sans audace qu'il ne le laissait pas indifférent ? Il en tira la conclusion que les mafieux devaient être lunatiques. Ou schizophrènes. Sans doute un peu des deux. Malgré tout, il était heureux que Frédéric n'ait pas insisté davantage, car il savait qu'il ne ferait pas le poids face à ses gros biceps.

    Le reste du trajet se déroula dans le silence. Du moins, dans la citerne, car, à l'avant, les trois gangsters se racontaient des blagues pour faire passer le temps.

    « Comment appelle-t-on un pauvre à la mafia ? lança Giovanni, en réprimant un rire.

    • Moi je sais, moi je sais ! s'écria Clémence. C'est un millionnaire ! »

    Les trois compères éclatèrent de rire. Cette vanne-là, il fallait toujours que quelqu'un la fasse à un moment ou à un autre.

    Une dizaine de blagues de mauvais goût plus tard, ils atteignirent enfin la sortie d'autoroute qui les menaient à destination. Après avoir vadrouillé dans la campagne, ils arrivèrent au lieu du rendez-vous. Deux vieilles femmes les y attendaient, en plein milieu d'un champ. A côté d'elles, une gigantesque tente s'élevait vers le ciel. Sous cette tente, une montagne de sacs remplis de cocaïne. Clémence descendit la première pour saluer les deux dames. Isidore le deuxième, pour ouvrir la citerne. Laurent, enfin délivré, s'élança hors de cette maudite cloison pour se jeter dans les bras de sa ravisseuse, comme un enfant apercevant sa mère venu le chercher à la sortie des cours. Ce fut tellement brusque qu'elle en perdit l'équilibre. Ils tombèrent tous les deux dans l'herbe.

    « Clémence !! s'écria le journaliste. S'il te plaît, ne me laisse plus jamais seul avec ce type ! » Il lui fit une grosse étreinte, puis, sentant une présence menaçante, releva lentement la tête. Il déglutit. Cinq pistolets étaient braqués sur lui.

     

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